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La vente de cabris de lait de Pâques suisse plombée par le Covid-19 et la suppression des marchés alimentaires
David et Marion Guignard dirigent une exploitation située en zone de montagne, à Vaulion (VD), qui totalise 50 hectares de surface utile et 50 ha d'alpage. Secondés par une employée, ils élèvent une quarantaine de vaches laitières dont l'essentiel du lait est livré à la Fromagerie de Vaulion pour la fabrication du Gruyère AOP. Parallèlement, ils veillent sur un troupeau de chèvres. Notons qu'ils ont passé, en une décennie, de 2 à 50 bêtes!
Le couple, qui fait partie des producteurs partenaires du Parc naturel régional Jura vaudois, valorise le lait cru de vache et de chèvre en fabriquant ses propres fromages labellisés "Produit des parcs suisses". Il fait et propose aussi de la viande de veau et de cabri ainsi que diverses spécialités charcutières à base de viande de chèvre. En temps normal, les Guignard vendent une grande partie de leur production sur les marchés régionaux, notamment à Yverdon-les-Bains (VD) où leur roulotte est connue loin à la ronde, et à l'occasion de foires. On trouve également leurs spécialités dans certains magasins d'alimentation de leur région.
Mais alors que les fêtes pascales approchent et que les marchés sont fermés à cause des risques de pandémie de Covid-19, cette année s'annonce difficile, notamment en ce qui concerne la vente du traditionnel cabri de lait de Pâques, mais aussi pour les autres produits comme les spécialités fromagères. La situation est d'autant plus préoccupante que les éleveurs sont, en cette période, en plein pic de lactation des chèvres.
Rencontre avec David Guignard
David Guignard – En temps normal, nous vendons la moitié de notre production fromagère et carnée sur les marchés et le reste dans les commerces de proximité. Cette année, notamment en ce qui concerne le cabri de Pâques, c'est la grande inconnue. Si on continue à livrer nos produits dans les magasins, nous n'avons plus les marchés pour écouler notre marchandise et proposer certaines de nos spécialités très attendues par notre clientèle. Il est donc actuellement très difficile de valoriser notre lait et nos produits carnés. Et même si nous nous débrouillons pour trouver d'autres débouchés, il ne nous est plus possible actuellement d'écouler toute notre production. Nous avons aussi dû nous résoudre, malheureusement, à jeter une partie de notre lait. Par ailleurs, alors que nous donnons d'habitude le surplus de lait de vache à nos cabris, cette année, nous leur donnons du lait de chèvre car cela ne sert à rien que nous fabriquions des fromages de chèvre que nous finirons par jeter.
En ce qui concerne la vente des cabris de lait, jusqu'à ce jour, nous n'avons pu en écouler que deux et nous en avons environ 50 à placer. Le gros problème avec le cabri, même en temps normal, c'est que c'est une viande assez méconnue du grand public suisse. La tradition du cabri de Pâques partagé en famille est surtout répandue dans les communautés issues des pays du Sud. En Suisse, elle perdure un peu au Tessin. Nos clients habituels sur les marchés sont donc principalement les Italiens, Espagnols et Portugais. Cette année, puisque nous ne sommes pas sur les marchés, nous ne pouvons pas répondre à leur demande. Et sans le contact direct avec les gens, il est difficile de profiter de cette période pour sensibiliser de nouveaux consommateurs potentiels à cette viande.
Il faut dire aussi que beaucoup de personnes, à cause du coronavirus, ne pourront pas fêter Pâques normalement en famille et renoncent donc au cabri cette année.
Enfin, il faut compter avec la concurrence étrangère. Même si, en tant que petits producteurs, nous faisons des efforts pour faire connaître nos filières au consommateur suisse, la grande distribution ne s'intéresse pas ou que très peu à notre production alors qu'elle inonde le marché de viande étrangère de cabri issue notamment de France. Et malheureusement, nous n'avons pas les moyens ni la logistique pour nous défendre.
AGIR - Vous n'arrivez pas à écouler suffisamment de marchandise en pratiquant la vente à la ferme?
C'est très difficile pour nous à Vaulion car notre exploitation est située loin des agglomérations et grands axes de circulation. Les quelques personnes qui passent près de chez nous ignorent la plupart du temps qu'il y a une ferme ici et nos clients habituels des marchés, à de rares exceptions près, ne vont pas se déplacer jusqu'à la ferme.
Qu'allez-vous faire si vous ne parvenez pas à vendre vos cabris de lait ?
Nous allons les sevrer et ils partiront au pâturage cet été. Nous tenterons de valoriser la viande plus tard, en automne, en proposant par exemple des terrines ou du salami. Mais là aussi, la situation n'est pas évidente car nous avons encore des stocks de l'année dernière à écouler. Enfin, on trouvera des solutions pour nous en sortir.
Est-ce possible pour vous d'envisager la livraison à domicile ?
Du point de vue de la logistique et de la rentabilité, pour nous particuliers, c'est très compliqué à mettre en place. On ne peut pas en effet préparer par exemple 300 gr de cabri pour une personne, 500 gr pour une autre et 200 gr pour une troisième et couvrir plusieurs centaines de km par jour pour aller les livrer. C'est la même chose pour les marchés paysans. Ce ne serait pas rentable pour nous de parcourir d'énormes distances tous les jours pour achalander les marchés paysans.
Avec d'autres producteurs qui sont dans la même situation que nous, nous pensons plutôt mettre l'accent sur le développement de points de vente et magasins d'alimentation régionaux et renforcer en même temps l'information, par exemple via les réseaux sociaux, sur notre production régionale.
C'est une manière pour vous en effet, de profiter de l'engouement actuel des consommateurs pour les magasins et produits de proximité...
Oui. J'espère qu'on arrivera à relever ce défi. Même si nous avons l'habitude dans nos métiers de nous adapter aux situations délicates, il faut reconnaître que cette crise est arrivée de manière si brutale pour tout le monde qu'il est parfois difficile de mettre en route de nouveaux projets, surtout lorsque nous vendons des produits périssables comme la viande fraîche ou les fromages fermiers.
Quelle que soit l'issue de cette crise, je trouve cependant très bien que les consommateurs prennent réellement conscience de l'importance qu'il y a de se tourner vers une production locale et de découvrir que nous fabriquons des produits de qualité. Et vous savez, je le vois sur les marchés : on dit toujours que le local coûte plus cher que les produits vendus dans la grande distribution. Mais ce n'est pas nécessairement vrai car sur les marchés, les maraîchers, bouchers, fromagers et autres artisans tissent des liens privilégiés avec les consommateurs et n'hésitent pas à glisser dans leur sac un fromage de plus, un saucisson, quelques légumes supplémentaires ; sans oublier le petit conseil culinaire, la meilleure recette pour préparer une viande...
Pensez-vous qu'après cette crise les consommateurs qui ont découvert les marchés et produits de proximité resteront fidèles ?
Je l'ignore. Mais je pense que cette crise est l'occasion pour tout le monde de réfléchir à une autre manière de vivre et de manger. Vous savez, je ne suis pas issu du monde agricole. Avec Marion, nous sommes venus à ce métier par passion plus que par obligation. Cela fait dix ans que nous avons repris l'exploitation, que nous la développons, que nous cherchons à innover et je trouve qu'il n'y a pas que le consommateur qui doit faire un effort pour privilégier les produits de proximité. Nos autorités ont en effet une grande part de responsabilité dans ce processus de changement. Aujourd'hui, même si on met en évidence les circuits courts, l'Etat manque parfois de pragmatisme face aux réalités et exigences du secteur primaire. Résultat, au lieu de nous soutenir et de nous donner les outils nécessaires pour valoriser ces circuits, il nous complique le travail. Nous perdons par exemple de plus en plus de temps sur des tâches administratives alors que notre rôle principal en tant que paysans serait de pouvoir mettre toutes nos forces dans ce que nous savons faire pour permettre à la population d'accéder facilement, à une large échelle et en tout temps, à une production de qualité et de proximité.
Propos de David Guignard recueillis par Armande Reymond / AGIR