Main Content
Les articles d'AGIR
Ces paysans précurseurs du biogaz piégés par la réforme
Parmi les idéaux des années 1970, et c’est réjouissant, tout ne serait finalement pas à balancer par-dessus bord. Ainsi du biogaz, que certains exploitants, comme le père de Tom Schnyder, à Bösingen (FR), ont cherché à domestiquer dès 1979, d’abord en le brûlant, via une chaudière, pour assurer le chauffage de leurs bâtiments. La crise pétrolière les incitait alors à trouver des alternatives au mazout. Pourtant ces principes d’utilisation remontent au milieu du XIXe siècle: il s’agit de valoriser le gaz méthane issu de la dégradation des déchets organiques, animaux ou végétaux, dégradation naturellement assurée par les bactéries, mais que l’on dynamise, de nos jours, par un brassage continu à une température d’environ 40°C, température elle-même assurée, en boucle, par l’installation elle-même.
Les voisins lui disent merci
Pour la ferme Schnyder, c’était au départ le lisier de la porcherie, 50 truies et 400 places d’engraissement, qui était utilisé. C’était tout bénéfice aussi pour le voisinage: au sortir du digesteur, qui fonctionne à l’abri de l’air (aujourd’hui sous ces dômes souples en matériaux composites, dont du polyéthylène totalement étanche, dômes que l’on reconnaît facilement en traversant la campagne), la méthanisation réduit considérablement les nuisances olfactives. Le biogaz brûlé peut aussi entraîner la turbine d’un générateur, et ainsi produire de l’électricité.
Production combinée chaleur+électricité
Désormais, une grande majorité des exploitants agricoles impliqués combinent les deux applications. Ils valorisent leur biogaz en réinjectant dans le réseau à la fois de la chaleur et de l’électricité. On pourrait d’ailleurs aussi imaginer en faire du carburant, après épuration de certains éléments, mais cette valorisation pour véhicules n’est pas assez soutenue, que ce soit politiquement ou par les constructeurs automobiles. Last but not least, les résidus non digérés par les bactéries (ce qu’on appelle le digestat) sont traités avant de resservir comme engrais agricole. Ils se substituent ainsi aux fertilisants chimiques: la boucle du carbone est bouclée, c’est impeccable, mais la réalité économique s’avère un peu plus complexe dans la pratique.
L’innovation et l’entretien
Reprenons l’exemple de la famille Schnyder. "Mon père a commencé, en 1979, avec 80 m3 de déchets", explique Tom, aujourd’hui âgé de 57 ans. "Quand j’ai repris la direction en 2002, j'ai agrandi puis doublé la capacité en 2004, à 160 m3. Enfin en 2007, on a construit notre nouvelle installation, avec 1'200 m3 de digesteur et 1'500 m3 de post-digesteur, qui collecte les gaz résiduels afin d'augmenter la production de biogaz. En tout, nous traitons à peu près 17’000 tonnes par année, dont seulement 2'000 de notre propre ferme. Tout le reste nous est apporté dans un cercle restreint, de généralement 2 kilomètres, maximum 7 autour de l’exploitation."
Tout ce chemin d’investissement (environ 3,5 millions de francs au total) et d’innovation, Tom Schnyder et son père l’ont défriché avant même l’instauration en Suisse, en 2009, du système de rétribution de l'injection de courant dans le réseau à prix coûtant, la fameuse RPC.
Mais les règles de la RPC ont changé
Ce tarif RPC, garanti par la Confédération, calculé pour couvrir les coûts fixes des exploitants, a efficacement soutenu la production d'électricité issue des énergies renouvelables. Chaque producteur peut en bénéficier pour une durée de vingt ans. Pour Tom, cette période se termine fin 2027. Son problème, c’est que dans la nouvelle loi fédérale sur l’électricité, entrée en vigueur au 1er janvier de cette année, et dont les nouvelles conditions sont reconnues comme bonnes pour les nouveaux projets, il a par ailleurs été décidé que le soutien serait beaucoup plus faible, après l'expiration de la RPC initiale, pour les anciens. Leur installation est alors considérée comme amortie. Pour Tom, cela signifiera grosso modo passer de 40 à 25 centimes le kilowattheure. "C’est oublier que l’on traite du gaz et du lisier, ce qui induit des coûts fixes de surveillance et de révision extrêmement chers", s’insurge le Singinois.
Perdre de l’argent ou repartir sur un lourd investissement
"Par exemple, pour un moteur, un service c’est presque 100'000 francs, et sa durée de vie n’est que de 7 ou 8 ans. A côté de l’alimentation du système, il y a aussi chaque jour de la maintenance. Alors oui, aujourd’hui le biogaz est une très bonne diversification pour un exploitant agricole. Oui, il a atteint pour nous la moitié de notre chiffre d’affaires. Mais nous avons trois employés. Et nous devons maintenant décider entre trois options: soit nous continuons avec une perte de chiffre d’affaires de 40%, soit nous arrêtons le biogaz, soit nous partons dans une nouvelle aventure, celle de la réinjection du biométhane dans le réseau. Ce serait à nouveau un très lourd investissement, de l’ordre de 3 millions de francs, il faudrait trouver des acheteurs sur le marché, et, à 57 ans, je ne suis pas sûr d’avoir la force de m’y lancer."
Ökostrom Schweiz en soutien
"L’ordre de grandeur est exact", confirme Bertrand Carassou, agronome chez Ökostrom Schweiz, l'association faîtière des producteurs de biogaz agricole. "Si Tom se lançait là-dedans, et c’est un processus très long, il devrait moderniser son système, refaire les cuves, les membranes, pour environ 1 million de francs. Il en aurait également pour 1 million pour fabriquer les conduites de raccordement au réseau, et encore environ 1 million pour l’épurateur." Ökostrom Schweiz soutient, depuis plus de vingt ans, les producteurs pour la gestion administrative de leur dossier, et les aide à nouer des contrats pour la gestion des déchets organiques des sociétés tierces. La restauration, les industries du lait, du café, du cacao sont souvent partie prenante. "On régule en fait toute cette biomasse", explique Bertrand Carassou, "pour éviter une concurrence excessive entre fermes, et permettre aux industriels d’avoir un seul interlocuteur. On distribue les quantités."
Le compte n’y est pas
Sauf qu’avec la réinjection du biométhane, même la faîtière émet des doutes. Sur les 130 exploitations productrices de biogaz en Suisse, seules 2 pratiquent cette activité, et aucune ne s’est encore reconvertie. "Est-ce que l’on va trouver des acheteurs prêts à dépenser 4 à 5 fois plus pour distribuer du biogaz d’origine renouvelable", poursuit l’agronome, "alors que d’autres pays commercialisent le gaz «gris» de leurs gisements, dont ils disposent en quantité pharaonique, à prix cassé?" Il s’agira aussi de convaincre les banques de se porter garantes, ce qui est bien plus confortable actuellement, si l’on dispose d’un bon business plan, en s’appuyant sur la garantie de 20 ans offerte par la Confédération via la RPC. "Sauf à réduire nos coûts sur l’électricité, une large majorité des installations actuelles risque de disparaître. Actuellement, la moyenne des charges d’exploitation s’affiche à 33 centimes du kilowattheure, sans compter les rénovations. Alors si l’on baisse la RPC pour ces pionniers, le compte n’y est pas."
Les enseignements des débuts
Tom Schnyder nous aide pourtant à terminer sur une note positive: "Même dans les années 1980, quand on perdait de l’argent avec notre installation, on y croyait parce qu’on se disait que le digestat était un engrais plus efficient et qui puait beaucoup moins. Au départ, on ne recevait que 15 centimes le kilowattheure pour le courant injecté dans le réseau, c’était si peu qu’on préférait l’utiliser pour notre usage personnel. Ma mère attendait que le générateur tourne pour mettre le lave-linge à tourner. On ne connaissait pas la rentabilité de ce biogaz pour la production d’électricité, notamment parce qu’on ne savait pas que le sulfure d’hydrogène qu’il contient est un grand problème. Il générait beaucoup de corrosion dans les conduites puis dans le moteur à la combustion. Même chose pour la teneur en eau, dont on ne savait pas quoi faire. On a dû beaucoup expérimenter, bricoler pour faire tourner l’installation. Mais c’était un choix d’investir là-dedans, y compris en 2007 quand on ne savait pas les contours que prendraient la future RPC. Ma femme et moi avons notamment décidé de repousser l’aménagement de notre propre logement, et pourtant on y est arrivé!"
Dix nouveaux sites espérés chaque année
Ainsi, par conviction et avec les relais administratifs et politiques indispensables, les installations de biogaz agricole sont devenues des piliers de la stratégie énergétique et climatique de la Suisse, avec dix sites supplémentaires encore espérés chaque année. L’importance de leur contribution sera d’ailleurs rappelée ce jeudi 3 avril lors du congrès AgroCleanTech.
Etienne Arrivé/AGIR