Main Content
Les articles d'AGIR
Cette absinthe fait des bonds dans le temps
La lointaine histoire d’un produit inventé par deux sœurs, qui plus est quand ce produit a ensuite été interdit pendant près d’un siècle, ne peut qu’alimenter les légendes. Celles-ci étant, en prime, associées aux visions des plus grands poètes romantiques, où l’on convoque une fée verte et des reflets bleus dans une eau troublée, glacée, on obtient, dans l’imaginaire collectif, une sorte de label, par ailleurs tellement galvaudé en nos temps incertains, mais qui ici se justifie: oui, l’absinthe est iconique. Et à boire avec modération!
L’aimant touristique du Vallon
Dans le canton de Neuchâtel, le Val-de-Travers l’a bien compris, affichant à chaque occasion une fée verte en blason, dont la baguette magique servirait d’aimant touristique au même titre que le très emblématique cirque rocheux du Creux-du-Van. Une Maison de l’absinthe y a été ouverte en 2014 à Môtiers, elle a fêté ses dix ans en juin dernier en inaugurant, grâce à de nombreux sponsors et sur l’initiative de la section neuchâteloise de la Jeune Chambre Internationale (JCI), la plus grande fontaine à absinthe du monde, soit 3m39 de haut, 18 robinets et une capacité maximale de 1’002 litres.
De la clandestinité au bio
Dans la famille Martin, c’est Philippe qui a repris le flambeau, en 2014. Trois de ses grands-oncles, puis son père ont aussi produit en petites quantités, et la famille est passée, pour ce faire, de la forêt de Travers au village voisin de Boveresse, dans un bâtiment sans chauffage ni eau chaude. Philippe, précédemment ingénieur télécom dans une multinationale, a aujourd’hui 53 ans. Il se souvient de son père distillant dans la baignoire de la maison, et qui utilisait aussi des cartons de La Poste pour transporter son absinthe, sans aucune étiquette et qui n’avait pas de nom. En 2005, lorsque l’interdiction est levée, son père développe une gamme de sept produits. Lui en est aujourd’hui à quinze recettes, dont la seule absinthe bio de Suisse, qui utilise des plantes de son propre jardin, toute petite parcelle exclusivement sans phyto qui a pu obtenir la certification.
Des plantes récoltées en juillet
Ici on travaille toute l’année en utilisant les stocks de fleurs séchées, mais la période de janvier à mars est un peu plus calme, pendant que la végétation est en sommeil. "Ce que j’ai dans mon jardin, ce sont les plantes que l’on veut voir reconnues dans l’IGP du Val-de-Travers, à savoir la menthe poivrée, la mélisse, l’hysope et les deux absinthes, la grande (Artemisia absinthium) et la petite (Artemisia pontica). Ce sont des plantes vivaces qui supportent assez bien le froid. On les récolte, en fonction de la météo, entre début juillet et début août. Après il y a l’anis vert et le fenouil, qui proviennent de Provence, d’Italie, d’Espagne, de Turquie."
Une fierté, pas une fortune
Grande question dans le monde agricole: est-ce qu’un distillateur professionnel parvient à vivre correctement de cette activité en 2025? "Dans le Val-de-Travers, nous sommes 7 ou 8 à en vivre à 100%, sur la trentaine de distillateurs à avoir une licence. Moi, avec environ 8'000 litres de production par an, je m’en sors, sans faire fortune, avec énormément de contraintes administratives, mais dans un métier qui me plaît, sur les traces d’une tradition régionale et familiale."
Tradition certes, mais l’absinthe est-elle vraiment originaire du Val-de-Travers? Oui pour la boisson alcoolisée, depuis le XVIIIe siècle et, au minimum, l’élixir des sœurs Henriod, lequel trouva son public après la Révolution française de 1789, soit-disant par l’entremise d’un médecin franc-comtois, Pierre Ordinaire, dont la légende raconte qu’il serait venu trouver refuge à Couvet.
Méditerranéenne peut-être, mais à l’Antiquité
Pour l’origine de la plante d’absinthe, à l’occasion des 20 ans de la réautorisation de l’apéritif, une étude de la Haute École de viticulture et œnologie de Changins (VD), menée en partenariat avec le Jardin botanique de Neuchâtel, a semé un peu de confusion ces dernières semaines. Car elle a mis en évidence que l’absinthe, parfaitement acclimatée en Suisse, est probablement d’origine méditerranéenne. L’étude ne conteste pas du tout qu’une IGP serait méritée (le dossier n’a toujours pas abouti, cf. notre complément en fin d’article), le savoir-faire unique développé dans le Val-de-Travers depuis la fin du XVIIIe siècle y est reconnu, mais Philippe Martin n’a pas trop compris la démarche. "J’ai fait mes recherches de mon côté, et parmi les 41 produits suisses ayant obtenu soit l’AOP soit l’IGP, on pourrait aussi relever que l’Abricotine du Valais est fabriquée à partir de l’abricot, lui-même originaire d’Asie, ou que le pain de seigle et la cuchaule utilisent des farines en provenance de Turquie il y a dix mille ans. L’absinthe dans le Val-de-Travers, c’est une histoire qui remonte à l’Antiquité elle aussi, parce qu’elle était reconnue pour ses bienfaits contre les maux d’estomac, et elle y pousse à merveille!"
Entre 1868, 2005 et 2025
En ce 1er mars 2025, fête de l’indépendance neuchâteloise autant que de la levée de l’interdiction de l’absinthe en 2005, la famille de Philippe Martin a en tout cas pu réunir ses amis et clients, pour une pendaison de crémaillère bien particulière: ils ont déménagé à Couvet, à proximité immédiate de la route principale, dans les écuries transformées de l’ancienne propriété Louis Pernod, construite en 1868. La famille (au départ orthographiée) Perrenod, originaire du Val-de-Travers et qui a laissé de grands carreaux de céramiques frappés de ses initiales dans ces écuries, est la première à avoir produit de l'absinthe de manière industrielle, sous le nom Pernod Fils à Pontarlier à partir de 1805. Cette propriété de Couvet devint leur résidence d’été jusque dans les années 1930. Inutilisé pendant près de 50 ans, le bâtiment a nécessité de lourds travaux. Au vu du potentiel économique et patrimonial du site, l'Aide suisse à la montagne a accepté de soutenir Philippe Martin à hauteur de 100’000 francs. Ce soutien a permis d’assurer a minima l’étanchéité de la toiture: le séchage des plantes a pu commencer, début d’une nouvelle aventure.
Etienne Arrivé/AGIR
Le projet d'Indication Géographique Protégée (IGP) suisse pour l'absinthe du Val-de-Travers est un feuilleton digne du mythe de Sisyphe, éternellement bloqué par un désaccord sur l'origine des plantes utilisées. Opposés à l'association interprofessionnelle de l’absinthe, présidée par Philippe Martin depuis 2022, certains producteurs souhaitent utiliser des plantes d'absinthe qui proviennent de l'étranger, essentiellement de Bulgarie, de Hongrie ou d'Espagne. Une nouvelle proposition de l'Office fédéral de l'agriculture est en cours d'examen. L'interprofession l'a déjà acceptée, et les opposants doivent encore communiquer leur prise de position. Sur les 130’000 litres d’absinthe produits en Suisse chaque année, environ 90% sont distillés au Val-de-Travers. Deux entreprises, Kübler et Artemisia, exportent en partie leurs bouteilles vers les Etats-Unis et l’Asie.