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Les articles d'AGIR
Des plantes sauvages pour renforcer l’agriculture suisse
CWR: ces trois lettres ne disent probablement rien à la plupart d’entre nous. Pourtant les «Crop Wild Relatives» – en français, les plantes sauvages apparentées à nos cultures – pourraient avoir un rôle déterminant dans les années à venir. Ces espèces portent en effet en elles des gènes capables d’aider nos cultures à affronter un climat plus sec, plus chaud, plus instable. Elles étaient au cœur du dernier congrès annuel de la Commission suisse pour la conservation des plantes cultivées (CPC) sous le thème: «CWR – Crop Wild Relatives: c’est quoi? À quoi ça sert?». Un événement qui a permis de mettre en avant un patrimoine génétique longtemps négligé, que la Suisse tente aujourd’hui de mieux comprendre.
Une diversité génétique appauvrie par la sélection
Si les CWR restent largement méconnues du grand public, elles sont, de près ou de loin, à la base de nos cultures. "Ce sont les parents sauvages et les ancêtres de nos plantes cultivées. Elles possèdent un patrimoine génétique beaucoup plus vaste que celui des variétés traditionnelles ou modernes", rappelle la biologiste Gertrud Burger de ProSpecieRara.
Car avec la «domestication», comme on dit, puis la sélection intensive menée durant les dernières décennies, on a considérablement réduit la diversité génétique des plantes concernées, comme le résume Sylvain Aubry, biologiste à l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG): "La sélection végétale a été très efficace pour nous nous nourrir, elle a également permis d’améliorer de manière spectaculaire les rendements, mais en parallèle, elle a réduit la diversité intra-génétique", c’est-à-dire la diversité génétique au sein des espèces cultivées.
Avec le changement climatique, l’apparition de nouveaux ravageurs ou encore le développement de nouvelles maladies, cette perte devient problématique. Les variétés actuelles sont très homogènes, mais vulnérables. Les CWR, elles, ont continué d’évoluer dans des environnements contrastés, parfois extrêmes. Elles portent des gènes de résistance à la sécheresse, au froid, à de nouveaux agents pathogènes – des gènes que les sélectionneurs cherchent désormais à réintroduire dans les cultures.
Un patrimoine très présent en Suisse, mais fragilisé
Selon les inventaires d’InfoFlora et de l’OFAG, une part importante de la flore suisse – de l’ordre de 40 à 50 % selon les critères de parenté retenus – peut être considérée comme apparentée à des plantes cultivées. Mais seulement 285 espèces ont été classées «prioritaires», sur la base de leur intérêt agronomique, de leur vulnérabilité et de leur importance stratégique. Ces espèces sont majoritairement situées en plaine, dans des milieux agricoles: prairies semi-naturelles, ourlets, jachères, talus secs. C’est là que la diversité génétique s’est maintenue, parfois à quelques mètres seulement des cultures dont elles sont les cousines.
Or ces milieux sont aussi les plus transformés. Les pratiques d’ensemencement, la création de surfaces de promotion de la biodiversité, ou encore la fragmentation des habitats peuvent modifier profondément la composition génétique des populations sauvages. Les analyses de RegioFlora menées ces dernières années ont ainsi mis en évidence des situations extrêmes, comme chez l’œillet des Chartreux, où près de la moitié des populations échantillonnées provenaient de mélanges de semences d’origine extérieure. Une dilution génétique involontaire, mais lourde de conséquences pour la conservation.
Le pommier, un exemple emblématique
Pour comprendre l’importance des CWR, le pommier est un excellent exemple. Derrière une pomme moderne se cachent plusieurs millions d’années d’évolution et au moins trois espèces sauvages contribuant à son génome: Malus sieversii d’Asie centrale, Malus orientalis du Caucase, et Malus sylvestris, le pommier sauvage européen encore présent en Suisse. "Le patrimoine génétique du pommier cultivé est un assemblage complexe où les espèces sauvages jouent un rôle central", résume Simone Bühlmann-Schütz, sélectionneuse de pommes à Agroscope.
Ces espèces recèlent des résistances naturelles précieuses. Le gène Rvi6, qui protège contre la tavelure du pommier, provient d’un pommier sauvage japonais (Malus floribunda 821). Introduit dès 1914 dans la sélection américaine, il a permis d’obtenir, plusieurs décennies plus tard, les premières variétés résistantes. Aujourd’hui, le programme suisse d’amélioration variétale utilise des marqueurs génomiques pour combiner plusieurs gènes de résistance issus de CWR, notamment contre le feu bactérien ou l’oïdium.
Par ailleurs, depuis 2008, Agroscope utilise le programme LIFT, qui accélère les générations de pommiers en recréant artificiellement les saisons en serre et en chambre froide. Cette méthode permet de raccourcir de moitié le cycle de reproduction et d’intégrer plus rapidement des gènes de résistance issus de pommiers sauvages, tout en testant des combinaisons complexes.
Des mesures de protection plus coordonnées
Pour mieux protéger les CWR, la Suisse s’est dotée d’un ensemble de mesures, en grande partie récentes. Sur le terrain, un programme de conservation in situ des plantes fourragères a été lancé en 2023. Il soutient financièrement les exploitants qui abritent certaines espèces prioritaires dans des prairies semi-intensives. Plus de 1200 surfaces sont déjà intégrées, ce qui représente une avancée majeure pour des espèces dont la diversité dépend directement des pratiques agricoles.
Parallèlement, la Suisse teste des micro-réserves, petites zones mises en protection stricte pour préserver des espèces très localisées. L’une d’elles concerne Vicia lathyroides, un parent sauvage du pois, étudié par InfoFlora et l’OFAG dans le cadre d’une phase expérimentale.
Autre approche, celle des réserves CWR. Cinq sites pilotes en Europe – dont un en Suisse – évaluent la possibilité d’orienter des aires protégées existantes vers la conservation de ces parentes sauvages, en tenant compte de leur distribution future sous différents scénarios climatiques.
Car c’est l’un des défis majeurs: avec la hausse des températures et la modification des régimes de précipitations, certaines espèces se trouveront hors de leur zone écologique optimale d’ici quelques décennies. "Les CWR sont exposées à l’impact des changements climatiques; il faut en tenir compte dans les stratégies de conservation", souligne Blaise Petitpierre, biologiste chez InfoFlora et coordinateur de l’inventaire national.
Sauver les gènes avant qu’ils ne disparaissent
L’autre pilier pour sauver ce patrimoine génétique avant qu’il ne soit trop tard, passe par deux banques de semences à Genève et Zurich. Leur objectif: sécuriser les CWR ex situ, avant que certaines populations ne disparaissent. Le Plan d’action national prévoit la collecte de 285 espèces prioritaires, idéalement avec plusieurs populations par espèce pour capturer la diversité génétique. Les semences sont nettoyées, séchées, testées puis stockées à long terme selon les normes de la FAO, l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture.
Fin 2025, la banque suisse comptait déjà 349 lots issus de 80 espèces. La majorité des graines collectées peuvent être conservées plusieurs décennies, voire plus d’un siècle. Pour Grégory Jäggli, responsable de la banque de semences de Zurich, l’enjeu est double: "Préserver la diversité phytogénétique, mais aussi garantir que ces ressources soient réellement utilisables pour la sélection et la recherche. Préserver ne suffit pas: il faut rendre accessible."
Pascale Bieri/AGIR

