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Du champ virtuel au musée : le succès mondial d’un jeu vidéo agricole
Le Musée suisse du jeu à La Tour-de-Peilz (VD) a prolongé son exposition temporaire Planète Jeux jusqu’en juin 2026. Sur tout un étage, elle explore les relations entre jeux et environnement, des jeux de semailles inventés il y a plus d’un millénaire — où l’on « sème » des graines sur un plateau — aux univers vidéo d’aujourd’hui. Parmi les jeux en lien avec le monde agricole, un titre vedette, créé en Suisse: Farming Simulator. « C’est un énorme succès international, assez inattendu pour un jeu suisse, et c’est intéressant de voir comment un simulateur agricole a pu toucher un public aussi large », souligne Selim Krichane, le directeur du Musée.
Un simulateur agricole suisse devenu référence mondiale
Développé par GIANTS Software, un studio basé à Zurich, Farming Simulator invite les joueurs à prendre la direction d’une exploitation agricole contemporaine. Semer, récolter, gérer l’élevage, équilibrer les finances et entretenir le parc de machines: toutes les dimensions du métier sont présentes. A cela s’ajoute un réalisme renforcé par des partenariats avec de grandes marques - John Deere, Claas, Volvo ou encore Mercedes-Benz - dont les modèles de machines agricoles apparaissent sous licence officielle, fidèlement reproduits.
Résultat : le jeu connaît une progression continue depuis son lancement en 2008. Disponible sur ordinateur (Windows et Mac), sur consoles et sur plateformes mobiles, il dépasse aujourd’hui les 90 millions de téléchargements. Et, tous les deux ans environ, une nouvelle version met à jour le catalogue de matériels, tout en améliorant l’expérience visuelle et technique.
Pourquoi il attire des profils très variés
Alors, à qui s’adresse Farming Simulator ? Le jeu séduit des adolescents et de jeunes adultes passionnés de simulation, habitués à s’immerger dans des environnements détaillés. Il attire aussi un public urbain en quête d’évasion, curieux de découvrir un univers proche de la terre, dont il est aujourd’hui déconnecté. Les amateurs de mécanique y trouvent également leur compte: Farming Simulator leur offre la possibilité de manipuler virtuellement des engins agricoles impressionnants, inaccessibles dans la vie réelle. « On retrouve là un imaginaire très ancien, celui du bac à sable et des jouets mécaniques. Le jeu prolonge ce plaisir enfantin de manipuler des engins », observe Selim Krichane.
Mais le phénomène dépasse le loisir pur. Une part importante de la communauté vient du monde agricole lui-même. Selon le journal britannique The Guardian, près d’un quart des joueurs ont un lien direct avec l’agriculture, et environ un sur dix est un exploitant professionnel. Pour ces utilisateurs, le jeu est à la fois un miroir et un terrain d’expérimentation. Il permet de tester virtuellement des machines coûteuses, de comparer des modèles ou d’explorer des scénarios économiques sans risque financier.
Le réalisme, renforcé par la présence de marques partenaires, accroît encore l’intérêt de ce simulateur. Certains agriculteurs l’utilisent même pour se familiariser avec des outils numériques. Avec le module dédié à l’agriculture de précision, développé en partenariat avec des instituts de recherche, Farming Simulator intègre des fonctions de cartographie des rendements, de guidage automatique ou de gestion variable des intrants.
Enfin, la longévité de la série tient à une jouabilité simple mais gratifiante: des tâches concrètes, des résultats visibles, une progression économique intuitive et la liberté d’organiser son exploitation.
Une autre temporalité que les jeux d’action
Par ailleurs, dans une époque marquée par la vitesse et la compétition, Farming Simulator revendique la lenteur et la répétition. Le joueur suit le cycle des cultures, gère les saisons et apprend la patience d’une récolte qui ne se fait pas en quelques minutes. « Ce jeu s’inscrit dans l’esprit d’autres simulateurs comme Flight Simulator - qui consiste à piloter un vol long courrier -, avec une certaine éloge de la lenteur. Certains reprochent la répétition, mais d’autres apprécient précisément ces gestes simples et gratifiants », relève encore Selim Krichane.
Chaque nouvelle version est un événement pour la presse spécialisée et les salons. Ainsi, Farming Simulator 25, sorti fin 2024, s’est vendu à plus de trois millions d’exemplaires en quelques mois. Par ailleurs, une mise à jour majeure parue en septembre a amélioré la stabilité, les graphismes et l’assistance à la conduite. Un ensemble de véhicules signé Mercedes-Benz a été ajouté en partenariat avec Daimler Truck.
Une extension baptisée Highlands Fishing, attendue en novembre, introduira également l’aquaculture. Dans un décor inspiré des Highlands écossais, les joueurs pourront élever des poissons, gérer des bassins et diversifier leurs revenus. Cette orientation traduit la volonté de GIANTS Software d’élargir le spectre agricole en intégrant des pratiques complémentaires à la ferme traditionnelle.
Des racines anciennes dans le jeu
Cela étant, le succès de Farming Simulator s’inscrit dans une histoire plus longue. L’exposition Planète Jeux montre que l’agriculture inspire le jeu depuis des siècles. Les jeux de semailles anciens proposaient déjà de gérer des ressources sur un plateau. Dans le domaine du jeu de société, Agricola a marqué le public européen dès 2007 avec sa ferme médiévale fantasmée et ses mécaniques de gestion d’ouvriers.
Ces exemples illustrent deux univers : la nostalgie et l’abstraction d’un côté, la technologie et le réalisme de l’autre. Et deux succès. Pour Selim Krichane, cette coïncidence n’est pas anodine : « Au milieu des années 2000, deux succès majeurs, dans deux formats différents, ont choisi l’agriculture comme thématique centrale. Cela correspond à un moment sociétal où la distance croissante avec le monde rural a suscité un regain d’intérêt et un besoin de reconnexion avec la terre qui peut d’une certaine manière être aussi apporté par des jeux. »
Pascale Bieri / AGIR

