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Les articles d'AGIR
Ils façonnent le vignoble de demain
À Concise (VD), au bord du lac de Neuchâtel, Yves Cousin greffe chaque hiver des dizaines de milliers de plants de vigne. Dans son atelier, il assemble à la main des cépages de la région sur des porte-greffes américains, selon une méthode patiemment affinée au fil des décennies. Un travail précis, patient, invisible au moment des vendanges, mais décisif pour l’avenir du vignoble suisse.
Yves Cousin est pépiniériste-viticulteur. Un métier peu connu, au sein de la filière viticole. Lui-même cultive 10,5 hectares de vignes, mais consacre une grande partie de son activité hivernale à la production de plants. Chaque année, il en greffe entre 40'000 et 50'000, à partir de cépages locaux, suisses ou européens, mais aussi de nouvelles variétés issues des centres de recherche. "Le but de ce métier, c’est de remultiplier la vigne, de permettre le renouvellement de nos cépages et de notre patrimoine", explique-t-il. "Pour cela, on greffe les cépages européens sur des porte-greffes américains résistants au phylloxéra."
Cette pratique, généralisée en Europe à la fin du XIXe siècle, a permis de sauver le vignoble. Le phylloxéra, un puceron microscopique venu d’Amérique du Nord, avait ravagé les ceps européens. La solution a consisté à greffer les cépages locaux sur des segments de bois issus de vignes sauvages originaires d’Amérique du Nord, naturellement résistants. Deux siècles plus tard, cette technique reste la norme. Elle nécessite un savoir-faire précis et une capacité d’adaptation constante.
Un métier de gestes et d’observation
La greffe, réalisée en hiver, est une étape clé du métier de pépiniériste-viticulteur. Elle consiste à assembler deux éléments vivants – le greffon et le porte-greffe – en veillant à ce qu’ils s’adaptent l’un à l’autre, sans forcer. Mais tout commence plus tôt, dès l’automne, avec la préparation des greffons. Ces derniers sont prélevés sur des vignes-mères, bien vigoureuses et représentatives du cépage choisi. Ils sont ensuite stockés au froid, puis taillés avant d’être greffés. "C’est un métier où l’on multiplie le vivant. Il y a une part de magie là-dedans, qu’on ne retrouve pas ailleurs. Cela me plaît beaucoup", confie Yves Cousin. Après le greffage, les plants sont protégés avec de la paraffine, puis mis en terre, où ils grandissent jusqu’à l’automne suivant. Durant cette période, ils sont surveillés de près: arrosés, désherbés, triés.
L’autre aspect essentiel de la profession, c’est la sélection. Le pépiniériste choisit les cépages à multiplier, mais aussi les souches les plus adaptées, en fonction de la vigueur, de la qualité du raisin, de la résistance aux maladies ou du type de vin recherché. Il doit anticiper l’évolution du climat, les attentes du marché, les contraintes agronomiques et les goûts des consommateurs. Certains cépages conviennent mieux aux assemblages, d’autres à l’élevage en barrique. Il faut trouver les bonnes combinaisons, solides, qualitatives, et si possible résistantes. "On a un vrai rôle à jouer, car le vin commence là, au moment de la greffe", dit Yves Cousin.
Une activité souvent complémentaire
Pendant longtemps, les vignerons produisaient eux-mêmes leurs plants. Aujourd’hui, la pépinière viticole est devenue une activité professionnelle à part entière, parfois intégrée dans un domaine, parfois exercée à titre principal. Elle offre aussi une forme de complémentarité saisonnière bienvenue. "Sur le domaine familial, je faisais déjà de la vigne et de la cave", raconte Quentin Albiez, jeune pépiniériste au Mont-sur-Rolle (VD). "Comme mes deux frères étaient plus attirés par la vinification, je me suis orienté vers la pépinière. Cela me permet de travailler de manière plus manuelle du côté viticole, plutôt que de la cave, surtout pendant l’hiver. C’est d’autant plus intéressant que sans pépiniéristes-viticulteurs, il n’y a pas de vignerons."
Cette activité permet aussi de diversifier les revenus et d’optimiser le travail des équipes tout au long de l’année. À Concise, par exemple, Yves Cousin emploie trois collaborateurs à temps plein, qu’il peut maintenir en activité même hors saison grâce à la pépinière. Pour de petites structures, cette souplesse est un atout.
Un savoir-faire fragile
Indispensable pour le renouvellement du vignoble suisse, le métier a toutefois de la peine à trouver une relève. En Suisse, on ne compte plus que 28 pépiniéristes-viticulteurs, contre 45 il y a dix ans. En Valais, principal canton viticole du pays, ils ne sont plus que deux. Un chiffre préoccupant. Car si la production de vin attire, la reproduction de la vigne, elle, souffre d’un déficit d’image. "Il y a plus d’intérêt pour le monde du vin, c’est compréhensible", constate Philippe Villard, pépiniériste-viticulteur à Anières (GE), en ajoutant: "Le vin, c’est la finalité, et il y a plus de valeur ajoutée. Mais la pépinière, c’est le point de départ de ce qu’on trouvera dans les verres."
Le risque est donc de voir se perdre tout un savoir-faire. Un autre danger concerne les sélections propres à certaines régions – des spécialités ou des cépages résistants, parfois adaptés depuis des décennies – qui pourraient disparaître faute de transmission.
Faire connaître pour transmettre
Plutôt que de tirer la sonnette d’alarme, les pépiniéristes-viticulteurs ont choisi de mieux faire connaître leur métier. Certains organisent des visites, des démonstrations, s’ouvrent à la formation. Un module a aussi été mis en place en 2019, à l’Ecole supérieure de viticulture et d'œnologie de Changins, près de Nyon, en collaboration avec la Fédération des pépiniéristes viticulteurs suisses (FPVS). La Fédération a également produit une vidéo pour mettre en avant les différentes facettes du métier tout au long de l’année (voir ci-dessus). "L’idée est de susciter l’intérêt en exposant la richesse de cette activité. On travaille avec la nature, on teste de nouvelles variétés, on échange avec les vignerons… C’est un métier de contact, d’expérimentation, d’exigence. Et il y a de la demande", assure Philippe Villard.
Le métier n’est d’ailleurs pas réservé à ceux qui ont grandi dans les vignes. Il peut aussi séduire des jeunes en formation, des professionnels en reconversion ou des viticulteurs souhaitant compléter leur activité. "C’est vraiment la base de la viticulture", souligne encore Quentin Albiez. "Sans pépiniéristes, pas de vignerons. Ce métier contribue à faire perdurer toute une filière. C’est ça qui me plaît profondément."
Pascale Bieri/AGIR
