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Les articles d'AGIR
"Les exploitations à reprendre vont demander de plus en plus de compétences managériales et financières"
Depuis les années 1960, période de forte mécanisation du secteur… et de naissance de ces babyboomers aujourd’hui sur le point de prendre leur retraite, peut-on identifier de grandes tendances en termes de structuration des exploitations?
Christophe Perrot: Le vieillissement actuel des chefs d’exploitation et le défi démographique lié au renouvellement des actifs agricoles sont effectivement un effet boomerang des politiques socio-structurelles menées des années 1960 jusqu’à la fin des années 1990. A l’époque en France, il s’agissait de favoriser le départ de nombreux agriculteurs très peu productifs, installés dans des conditions jugées archaïques et de les remplacer par un nombre nettement moins important, mais très conséquent, de jeunes agriculteurs installés avec des aides dans des bâtiments d’élevage entièrement repensés. Mais en 1997, en France, ce soutien aux nouvelles installations, très/trop couteux aux yeux du ministre des Finances de l’époque, a été stoppé assez brutalement, notamment en production laitière. D’où la propagation, jusqu’à aujourd’hui, d’une nouvelle vague démographique correspondant à ces installations d’il y a une trentaine d’années.
Il y a peut-être tout de suite lieu de distinguer fortement les secteurs d’activité, entre les différents types d’élevage, les grandes cultures, la vigne etc.
Absolument. De mon point de vue l’élevage de ruminants (notamment bovins, lait ou viande) est en première ligne pour affronter ce défi démographique, car il n’y a pas, et il n’y avait pas, de plan B, ce secteur étant soumis à des organisations du travail différentes. Le cœur des activités d’élevage de ruminants (surveillance des animaux, alimentation, traite) ne se délègue pas, il appartient aux chefs d’exploitation. Et si, dans les exploitations sans animaux, au recensement agricole français de 2020, 47% de la main d’œuvre était salariée et accomplissait 74% des travaux commandés aux entreprises de travaux agricoles, cette proportion d’employés chute à 34% pour l’élevage de porcs, à 28% en volailles (sans compter la sous-traitance spécialisée) et à seulement 14% pour les ruminants! Mais la robotisation très rapide de la traite change la donne. On est passé de 13% d’utilisation de ces robots en 2021 à 19% en 2023, et certains départements français affichent déjà 40% d’exploitations équipées, ce qui, au final, signifie que plus de la moitié du lait y est trait aux robots.
Vous relevez que c’est dans la production laitière bovine qu’une pénurie de main-d’œuvre s’annonce la plus brutale en France: pourquoi?
Disons que c’est dans le secteur laitier que le choc démographique est le plus aigu. Avec une pyramide des âges déséquilibrée et pointue. Mais comme les éleveurs laitiers dépassent difficilement l’âge de 60 ans à la tête de leurs exploitations, la vague passe plus vite qu’en céréales, viticulture ou bovins à viande, où les agriculteurs restent plus longtemps à la tête de leurs exploitations. Heureusement ce choc démographique se déroule dans un contexte économique bien plus favorable pour la production laitière: choc de robotisation, passage de 15 à 20% de main d’œuvre salariée en 3 ans, intensification du rendement par vache et développement d’exploitations de 150 à 400 vaches en moyenne, ce qui reste très peu en comparaison européenne.
Ce secteur est en crise en Suisse, pour cause de prix du lait d’industrie largement insuffisant par rapport aux coûts. Comment va-t-on se sortir de cette impasse démographique? Les formateurs agricoles et les pouvoirs publics ont-ils pris la mesure du problème?
Le passage d’un régime administré par des quotas laitiers à un régime dit «de concurrence» (entre entreprises, mais aussi entre bassins de production, pays, voire exploitations) a été très lent en France. Il a démarré en 2007. Les quotas ont été supprimés en 2015 et depuis les évolutions continuent. Notamment sous l’effet de fortes économies d’agglomération (en lait comme en porc, cela coûte moins cher de produire et de transformer du lait en zone de population dense). Le changement climatique joue aussi. Ainsi que l’existence ou pas d’alternatives agricoles. Si on écarte certaines zones de montagne au succès liées à leurs appellations fromagères (en particulier dans le massif du Jura français), il est à relever que les planètes laitières s’alignent nettement en faveur de la Normandie depuis le début de la suppression des quotas.
Si l’on reste dans le secteur laitier, les éleveurs de chèvres font, paraît-il, exception. En quoi et pourquoi?
Oui, pour les éleveurs et éleveuses de chèvres fabriquant du lait à la ferme. C’est l’une des rares exceptions agricoles françaises en matière de démographie. Le secteur est très attractif pour les personnes non issues du milieu agricole, et semble très accessible (43 chèvres de moyenne en installation individuelle). 40% des producteurs de 2020 s’étaient installés depuis 2010, c’est deux fois plus que dans les autres secteurs. Mais pour les livreurs de lait de chèvre à l’industrie, la situation est assez différente. C’est une petite population, qui n’a pas été assez renouvelée par les acheteurs de lait, lesquels n’ont pas oublié qu’ils avaient installé trop de producteurs dans les années 2000, ce qui avait conduit à des faillites.
Est-ce que les instituts de formation remarquent une incidence des nouvelles sensibilités alimentaires, ou peut-être éthiques de nos sociétés, sur le nombre de candidats aux diplômes? Y a-t-il moins de vocations qu’il y a vingt ou trente ans?
La diversité des candidats est forte et a évolué. Les lycées agricoles sont souvent pleins. Notamment dans certaines zones laitières. Mais les exploitations à reprendre vont demander de plus en plus de compétences managériales et financières. De nouveaux montages pourraient être expérimentés: participation des coopératives au capital, voire d’actionnaires non exploitants comme cela existe au Danemark.
Les structures agricoles se sont-elles notablement féminisées? Cette tendance peut-elle émerger?
Au contraire, de 1993 à 2007, l’agriculture française a connu un véritable exode féminin, surtout lié à l’évolution du secteur laitier bovin, et à l’absence de la parité de statut professionnel pour les femmes jusqu’en 2015. La place des femmes est passé de 40 à 25%. Depuis elle peine à remonter. On constate que les secteurs les plus féminisés (ovin lait ou viande, caprins, maraichage, volailles) ont moins de difficulté de renouvellement.
Quelles stratégies les entreprises et les filières peuvent-elles utiliser pour encourager la relève et contrecarrer le manque de personnel? Garantir de meilleures conditions sociales (revalorisations salariales, vacances, autres avantages sociaux) fait-il partie de la solution?
Pour les filières laitières, il faut offrir des prix, des contrats, des débouchés avec des investissements et une stratégie qui inspire confiance. Pour la viande bovine et ovine, cela semble plus compliqué à organiser. Actuellement les prix sont élevés, les éleveurs ont souvent plusieurs options, mais la consommation, et donc au final la production, risquent de souffrir ou de continuer à se reporter sur du poulet… importé dans 50% des cas!
Et un appui financier au rôle social de ces exploitations pour faire vivre les territoires ruraux, par un subventionnement public comme cela se pratique pour des boulangeries de village, vous paraît-il une option?
Oui, mais c’est une option très minoritaire. En revanche les collectivités locales (région, communauté de communes) peuvent jouer un rôle dans le cadre de Projets Alimentaires Territoriaux, pour approvisionner les cantines, démarquer l’offre en produits locaux sur la base de services rendus à la population.
Toujours pour contrecarrer ce manque de personnel, est-ce que, par défaut ou par choix, le recours à l’Intelligence artificielle fait/fera aussi partie de la solution?
Peut-être, mais pour l’instant c’est surtout l’automatisation de certaines tâches (traite, distribution d’aliments) et l’utilisation de nombreux capteurs (chaleur, vêlages) qui semblent appréciées par certains éleveurs, quand ils visent une forte productivité du travail.
Propos recueillis par Etienne Arrivé/AGIR
Inscription pour le Forum de politique agricole suisse des 28 et 29 août 2025, à la HAFL de Zollikofen, en lien ici.
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LA SUISSE EN QUELQUES CHIFFRES
644 exploitations agricoles ont abandonné en 2024
Au cours des 25 dernières années, près d’un tiers des agriculteurs suisses ont abandonné leurs exploitations. Alors qu’il y avait 70’537 entreprises en 2000, il n’y en a plus que 47’719 aujourd’hui. Ces changements structurels se déroulent à un rythme relativement constant, comme le montre l’enquête structurelle de l’Office fédéral de la statistique 2025.
"L’une des raisons en est notamment l’évolution technologique, avec l’augmentation de l’automatisation", explique Sandra Helfenstein, porte-parole de l’Union suisse des paysans. Chaque travailleur peut s’occuper de plus d’animaux ou de cultiver une plus grande surface. Aujourd’hui, une exploitation agricole suisse compte en moyenne 22,1 hectares.
Renouvellement des générations et encouragement des installations
Au cours des cinq prochaines années, environ 7’000 chefs d’exploitation agricoles en Suisse atteindront la limite d’âge de 65 ans, selon une étude d’Agroscope. À partir de ce moment, les paiements directs ne s’appliqueront plus. S’il n’y a pas de succession au sein de la famille, la ferme est alors souvent abandonnée et ses terres sont louées ou vendues. Avec son point de contact pour les transmissions d’exploitations non familiales, l’Association des petits agriculteurs fait le lien entre les propriétaires d’exploitations et ceux qui en recherchent. Mais une reprise reste un défi financier de taille, surtout si hors du cercle familial. Dans ce contexte, sachant que les repreneurs ont alors tendance à être plus âgés, l’Association des petits agriculteurs demande que la limite pour recevoir un soutien financier à l’installation soit portée à 40 ans. Le conseiller national bernois Kilian Baumann (Les Verts) veut porter cette demande devant le Conseil national lors de la session d’été.
De plus en plus de femmes dirigent une ferme
Autre enseignement de cette enquête sur les structures agricoles suisses: de plus en plus de femmes dirigent une ferme. Leur proportion augmente lentement mais régulièrement: de 5,2 % en 2014 à 7,7 % en 2024.
Jasmine Baumann/LID

