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Les articles d'AGIR
"Pour être un vrai entrepreneur, un brasseur doit créer des parts de marché"
Tout le monde ayant affirmé vouloir faire du local, l’offre en bières suisses fabriquées par de toutes petites à moyennes entreprises a connu un formidable essor. En 1990, le pays ne comptait que 32 brasseries, mais après la dissolution du cartel de la bière, qui a régulé le marché de 1935 à 1991, les aventures entrepreneuriales se sont multipliées, atteignant un pic de 1'278 brasseries enregistrées en 2021. Depuis, la tendance est clairement à la baisse, avec 1’149 enseignes en janvier 2025. Début février, les Valaisans de 7Peaks ont encore annoncé leur fermeture. Est-ce que trop de projets ont voulu investir ce segment?
D’une part, on est trop allés dans des recettes qui ajoutent des jus de fruits ou du lactose, et l’industrie elle-même s’y est mise. Chaque grand groupe a démultiplié ses marques, donc la bière en tant que produit artisanal, ou «craft», a un peu, beaucoup, scié la branche sur laquelle elle était assise. Et puis d’autre part, en Suisse, on a l’impression que «small is beautiful», qu’il faut être petit pour que ce soit bien, or là, on confond petit et artisan. Moi je revendique d’être entrepreneur, ce qui signifie que mon but est de faire grandir l’entreprise, même si le contexte a pu être très difficile ces 4-5 dernières années depuis la crise Covid. A ceux qui ont monté leur brasserie dans leur garage et qui prônent leur différence, tout en m’expliquant que j’ai vu beaucoup trop grand, je réponds «bullshit», car BFM ne représente que 0,1% du marché suisse. Quand bien même on est dans le top 50 des plus importantes brasseries en volume, lesquelles produisent 98% de la bière fabriquée en Suisse.
Mais vous avouerez que vous-même avez commencé très petit (à 23 ans, jeune ingénieur en œnologie et viticulture, Jérôme Rebetez utilise les 50'000 francs décrochés lors du concours de la TSR "Le rêve de vos 20 ans" pour bricoler sa 1ère cuve de fermentation, avec un copain soudeur, dans une ancienne cuve à fromage, puis fonder sa brasserie)…
Oui, on a notre part de responsabilité dans cette maladie assez saine du «DIY», «Do It Yourself». Beaucoup se sont dit: si un espèce de machin de 22 ans [sic], avec ses longs cheveux, dans le Jura, peut monter une brasserie, pourquoi je n’y arriverais pas moi aussi? Et beaucoup ont réussi, et c’est très bien! Malheureusement ce que je déplore, c’est qu’ils veulent baser leur business sur les points de vente où ils ont, eux-mêmes, pu goûter de la bière. C’est une stratégie «lose-lose», tout le monde est perdant. Pour y arriver, tu dois au contraire créer des parts de marché, comme nous l’avons fait il y a 30 ans avec de nouveaux produits. Tu ne dois pas te contenter d’être juste le nouveau, ou le «toujours plus local». Et on peut s’attendre à voir 80 à 100 petites brasseries fermer, chaque année en Suisse, ces 3 ou 4 prochaines années. Nous on a quatre vendeurs, qui font des offres à chaque fois qu’un point de vente a des problèmes de qualité. Il ne faut pas avoir de pitié pour des acteurs qui polluent le marché avec un manque de professionnalisme.
Qu’est-ce que vous entendez alors par artisanal?
L'artisan s'oppose à l'industrie par son produit, lequel produit le rend différent sur le marché, dans l’espoir de sortir le public de son indifférence. Nous on n’a pas su se fédérer assez vite, et aujourd’hui, les grands groupes font semblant d'être artisanaux. La brasserie Valaisanne, par exemple, appartient à Carlsberg. C’est ce qu'on appelle du «craft washing», du faux artisanal. Chez BFM, on a proscrit le terme artisanal de notre communication depuis 2019, pour mettre en avant le professionnalisme de nos brasseurs diplômés. Entre les millions investis, les contrôles de qualité, le plan marketing, la logistique, on n’est vraiment pas que des artisans, même si l’on a un savoir-faire très pointu et que l’on utilise de la levure fraîche.
Quant au terme local?
Nous, on lui préfère régional. C’est déjà plus ambitieux si on veut survivre sur un territoire, et puis on utilise des matières premières qui viennent de plus loin. Je ne parle pas des épices, vu que ça ne représente que quelques kilos par an, mais par exemple pour le malt. On travaille certes avec un fournisseur local, la coopérative Malticulture du Jura, pour certains projets, mais si on veut être compétitifs en termes de tarifs, sur des produits qui ont peu de marge, on n’a pas le choix que de se fournir au meilleur prix. Quant à ceux qui nous font la morale, ce sont souvent les mêmes qui vont s’acheter des packs en action dans les supermarchés. Et s’ils ont en prime un salaire garanti par l’Etat, qu’ils sachent que nous, on rame pour faire vivre 35 collaborateurs. Enfin, je suis convaincu qu’il est encore plus difficile de vendre la bière que de la brasser, à cause de la concurrence, des prix, de la qualité à mettre en avant et du relationnel. Au final, nous, on met donc en avant qu’on est «régional et indépendant». L’indépendance, une valeur qui compte pas mal.
Pour se maintenir à flot, les brasseries artisanales seraient en train d’investir le marché de la lager, la «blonde de soif» qui était plutôt méprisée et en tout cas laissée aux industriels…
J’avais toujours pensé, parce que j’étais trop idéaliste, que je pouvais laisser cette bière aux industriels, et qu’ils me laisseraient le 2e, 3e ou 4e robinet. Mais les industriels sont comme les coqs dans les basse-cours, ils veulent toutes les poules. Comme je vous l’ai dit, ils sont aussi allés gratter sur notre terrain des crafts, alors que c’est nous qui leur avons montré comment mettre de la valeur ajoutée dans ces produits. Ils devraient même me donner beaucoup d’argent, vu les marges qu’ils se font dessus! En tout cas, depuis près de deux ans, on travaille en réponse sur notre propre lager. Comme les spécialités crafts ne représentent que 10-15% de parts de marché, comme j’ai aussi bien constaté aux Etats-Unis, dès 2017-2018, qu’elles étaient en perte de vitesse, on a construit notre deuxième usine, inaugurée juste avant le Covid, pour aller taper dans ces 85% de lager restants. Pour 2025, notre nouvelle bière blonde représente ainsi 80 à 100'000 litres de contrats annuels, sur une production totale d’environ 500’000 litres.
Suite à la crise Covid, avec l’envolée des prix de l’énergie et l’essor des livraisons de repas, de nombreux bars et restaurants ont fermé ou sont en grande difficulté. La consommation d’alcool par habitant s’inscrit également en baisse. Sur l’année brassicole 2023-2024, les Suisses ont bu 50 litres de bière par habitant, soit environ 20 litres de moins qu’en 1990. La part de marché des bières sans alcool progresse, et dépasse aujourd’hui les 6%, alors que votre entreprise n’en propose pas. Quel regard portez-vous sur cette tendance sociétale?
Je relève que les générations qui sont sorties de l’école depuis 2019 n’ont plus l’habitude de se retrouver à l’extérieur pour boire des verres, alcool ou pas. On ne s’échappe plus du quotidien de la même manière, je le constate, et je m’inquiète de lire, parallèlement, les chiffres de la consommation de drogue qui, eux, explosent. La facture sociale en sera encore bien pire, d’autant que les dealers ne paient aucune taxe. Il ne faut pas se voiler cette réalité, c’est un immense enjeu.
Serez-vous actifs lors de cette Journée de la bière suisse du 25 avril, plutôt portée par les gros acteurs du marché (quarante entreprises réunies au sein de l’Association suisse des brasseries, qui a pris le relai de la Société suisse des brasseurs fondée en 1877)?
Non, pas cette fois, d’une part parce que je ne fais pas encore partie de cette faîtière –même s’il faudrait que j’y pense, maintenant que nous avons un apprenti!-, et d’autre part parce qu’à la même date, nous sommes partie prenante des Solothurner Biertage, l’un des derniers festivals où l’on va.
Paradoxalement, via le site Internet www.devenir-legende.ch, cette faîtière de l’économie brassicole suisse affirme que le secteur fait face à une pénurie de main-d’œuvre, et fait la promotion des apprentissages de "technologue du brassage et des boissons CFC, spécialisation Bière"…
Je confirme, même si un gros effort a été fait par l’Institut agricole de Grangeneuve, avec désormais cette filière dédiée en français. Quant à notre apprenti, je lui ai bien dit: si tu signes, c’est pour réussir, et je vais te talonner pour que ça marche! Il faut savoir que jusqu’ici, on a presque toujours eu des brasseurs étrangers, des Américains, des Allemands… Et en ce moment, ils sont trois: un Italien, un Français et un Allemand. Moi j’ai arrêté de brasser depuis une dizaine d’années, il paraît qu’il faut engager des gens plus intelligents que soi, ce que j’ai réussi à faire assez facilement!
Un dernier mot pour une dernière diversification, celle qui vous tient aussi à cœur de par l’ancrage familial des Rebetez dans le spectacle et l’art (le père Péan, le frère Camille, le cousin Augustin et la cousine Eugénie, entre autres): la scène culturelle de votre brasserie, ici à Saignelégier, vient d’être reprise, bénévolement et après 9 mois d’arrêt, par Trudi et Doudi Productions, association composée de Patrick Dujany, Jeanne Lusa et Thomas Queloz…
Oui, après la dissolution de la Hopscène. Cette idée remonte à une quinzaine d’années, on avait alors organisé ici un premier concert, parce qu’on me disait que nos types de bières n’étaient pas compatibles avec un esprit de fête, que leur image n’était pas assez décontractée. On y a bien remédié, mais sur la fin on y consacrait aussi trop d’argent. On espère maintenant repartir sur des bases plus modestes. Et on vise une quinzaine d’événements par année.
Propos recueillis par Etienne Arrivé/AGIR

