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Les articles d'AGIR
Quel blé pour votre pain en 2040?
À Changins (VD), sur le site d’Agroscope, de jeunes épis se balancent dans le vent, au milieu des vignobles. Ils n’ont pas été plantés là pour nourrir qui que ce soit cette année, ni l’année prochaine, ni même dans cinq ans. Ce sont des essais expérimentaux, des croisements, des lignées observées, triées et sélectionnées au fil des années. Avec un peu de chance —et beaucoup de rigueur— l’une d’entre elles donnera peut-être naissance à une nouvelle variété commerciale, d’ici douze à quinze ans. Et sa farine pourra servir à confectionner votre tresse du dimanche… en 2040.
Les attentes et les besoins évoluent
Il existe déjà des dizaines de milliers de variétés de blés à travers le monde. Alors, pourquoi en "créer" d'autres? C'est ce qu'on pourrait se demander, en toute logique. En réalité, le blé vit dans un environnement en constante évolution. Le climat change, les maladies aussi: des nouveaux stress dus à la chaleur et à la sécheresse émergent; des pathogènes oubliés, comme la rouille noire, refont leur apparition. Ou encore, de nouvelles souches de rouille jaune ou de septoriose réussissent, parfois, à infecter des variétés qui avaient pourtant été conçues pour leur résister. S’ajoute à cela, les attentes des consommateurs qui évoluent, de même que les méthodes de culture.
"Quand on croise deux variétés de blé, ce n’est pas pour répondre aux besoins d’aujourd’hui, mais à ceux de dans douze à quinze ans ", explique Stephanie Bräunlich, sélectionneuse chez Agroscope. Ce temps, c'est celui qu’il faut, en moyenne, pour développer une nouvelle variété. Entre les premiers croisements et la commercialisation, la sélection du blé est un travail de longue haleine, basé sur la patience, l’observation et l’anticipation.
Dans les coulisses de la création variétale
"Tout commence par un croisement manuel entre deux lignées aux qualités intéressantes. L’idée est de combiner les forces de chacune: résistance aux maladies, rendement, qualité du grain, tolérance aux aléas climatiques, tenue à la verse (pour rester debout, même sous la pluie et le vent), aptitude à pousser sans traitement chimique, etc. Puis, les générations suivantes sont multipliées et testées sur le terrain, pendant plusieurs années, dans différents environnements", souligne Stéphanie Bräunlich. Le moindre détail compte: des grains trop petits, une tige trop fragile, une sensibilité aux maladies, et la lignée est écartée.
À partir de la sixième année, les premières évaluations sur la qualité boulangère commencent. Et là encore, l’exigence est maximale. En Suisse, les blés sont classés selon le fameux «schéma 90», un système d’analyse en 17 critères, allant du taux de protéines à la qualité de panification, soit l’aptitude du blé à produire un pain de bonne qualité et en grande quantité.
Seuls les meilleurs obtiennent l’étiquette «Top» ou «Classe 1». Mais même après ces analyses, ce n’est pas gagné: le rendement doit aussi être suffisant pour que la variété puisse ensuite être inscrite sur la liste officielle et faire ses preuves chez les agriculteurs.
Un choix public
Contrairement à la betterave, au maïs ou au colza —aujourd’hui majoritairement développés par des entreprises privées—, la sélection du blé reste en grande partie en mains publiques en Suisse. C’est l'Agroscope, le centre de compétence de la Confédération pour la recherche agronomique, qui assure cette mission, pour des raisons historiques et stratégiques.
"Cela s'explique parce que le blé est un aliment de base et qu'il s'agit d'une question de sécurité alimentaire", relève Stéphanie Bräunlich. "Ensuite, parce que le marché suisse est petit, avec des exigences très spécifiques. On a notamment des attentes très élevées au niveau de la qualité du pain. Par ailleurs le blé en Suisse a la particularité d'être de plus en plus cultivé en extenso, c'est-à-dire avec peu ou pas de traitements phytosanitaires."
En maintenant un programme public, la Suisse peut aussi orienter ses choix selon des critères d’intérêt général: durabilité, adaptation locale, sécurité alimentaire. Ce qui permet d’éviter de dépendre totalement de variétés développées ailleurs, avec d’autres contraintes, d’autres climats, d’autres usages.
Mais rien n’est jamais garanti. Même une variété très prometteuse peut échouer si une maladie inattendue survient, si le climat change trop vite ou si les attentes du marché évoluent. Pour gagner du temps, les sélectionneurs suisses utilisent des méthodes dites de speed breeding (accélération du cycle de reproduction) en conditions contrôlées, ce qui réduit le temps d’une génération à 3 ou 4 mois, au lieu d’un an en plein champ.
Pour le blé de printemps, les lignées sont envoyées au Chili dès la fin de la saison suisse. Cela permet d’obtenir une génération supplémentaire en contre-saison, avant que la nouvelle saison ne commence en Suisse. Deux générations peuvent ainsi être menées en une seule année, ce qui accélère l’ensemble du cycle de sélection.
Ce que ça change pour le consommateur
Une fois qu’Agroscope a identifié une variété candidate prometteuse, la semence de base est transmise à Delley Semences et Plantes SA (DSP), le partenaire chargé d’assurer la sélection conservatrice -autrement dit la multiplication fidèle de la variété tout en garantissant ses caractéristiques-, ainsi que son développement et sa commercialisation.
Au niveau du consommateur, cette sélection en amont est invisible… mais déterminante. La qualité de la farine, la texture du pain, la croûte dorée ou la mie moelleuse sont directement façonnées par les sélectionneurs d’Agroscope. Certaines variétés permettent de faire lever la pâte plus facilement, d’autres donnent des arômes particuliers, d’autres encore permettent un meilleur taux de panification ou une meilleure conservation.
Pascale Bieri/AGIR
