Main Content
Les articles d'AGIR
Remettre sa ferme: un moment charnière à anticiper
En ce soir du mois de mai, les chaises venaient à manquer dans la salle polyvalente de l’Union maraîchère genevoise, à Perly. Les organisateurs pensaient avoir prévu large… Mais, au final, plus de septante agriculteurs, bien plus que le nombre initial d’inscrits, ont assisté à la conférence sur la fiscalité des immeubles agricoles et la transmission d’entreprises, organisée par AgriGenève. Un signe évident que le sujet concerne et préoccupe. Selon les chiffres donnés ce soir-là, plus de 70% des exploitations agricoles suisses vont changer de main ou cesser leur activité d’ici 12 à 15 ans.
L’importance de l’anticipation
A cette réalité généralement liée à l’âge, s’en ajoute une autre. Une majorité des agriculteurs proches de la retraite ne seront pas remplacés par un de leurs descendants. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il s’amplifie. "Alors qu’autrefois, plus de 80% des transmissions agricoles se faisaient au sein de la famille, aujourd’hui ce chiffre peine à atteindre les 40%", assure Olivier Rochat, spécialisé en fiscalité agricole et remise d'exploitation chez OR Conseils. Et, quand il n’y a pas de relève familiale, les questions fiscales se complexifient.
Olivier Rochat, de même que Grégory von Gunthen et Rachid Boss, fiscalistes chez Lenoir Delgado et associés, - tous trois intervenants lors cette conférence d'AgriGenève - , ont ainsi mis en avant les lourdes conséquences qui peuvent se présenter, lors d’une cessation d’activité mal anticipée: plus-values latentes (augmentation de la valeur d'un bien qui n’a pas encore été vendue ou réalisée), perte du statut agricole ou encore fiscalité ordinaire appliquée aux immeubles...
Des problème dus notamment à un changement d’interprétation législative. Depuis un arrêté du Tribunal fédéral en 2011, le traitement fiscal dépend en effet strictement de l’usage effectif des bâtiments. Ces derniers sont soumis à un régime fiscal agricole préférentiel tant qu’ils conservent un usage agricole, même en zone constructible ou village. Mais ce privilège s’éteint dès la cessation effective de l’activité agricole. Et là, la facture fiscale peut devenir salée.
Le "ruling fiscal", un outil précieux mais peu utilisé
"Chaque situation est différente, l’anticipation est donc essentielle", appuie Olivier Rochat, qui accompagne les agriculteurs dans leurs différentes démarches lors de ce moment charnière de la transmission. Ce qui commence par une analyse approfondie de l’exploitation: présence d’un repreneur potentiel, nature du patrimoine foncier, état financier et objectifs personnels à long terme.
À partir de ce diagnostic initial, plusieurs scénarios fiscaux et juridiques peuvent être envisagés. Si certaines options sont rapidement écartées à cause de leur coût ou de leur complexité, d’autres sont explorées en détail avec différents spécialistes – fiscalistes, notaires, banquiers, assureurs et juristes spécialisés – afin d’aboutir à la solution la plus adaptée sur le plan humain autant que financier. "Une transmission réussie demande plusieurs années de préparation", souligne Grégory von Gunthen, en appuyant sur le fait qu'anticiper bien avant l’âge de la retraite est essentiel.
Par ailleurs, pour éviter les mauvaises surprises, les experts présents lors de la conférence conseillent d’avoir recours au "ruling fiscal". Cet outil permet d’obtenir des autorités fiscales une confirmation préalable et écrite du traitement fiscal envisagé. Tant que la transmission n’est pas formalisée par acte notarié, les exploitants peuvent encore ajuster ou même abandonner leur projet.
Prévoir l’après: logement et retraite
Remettre une exploitation ne s’arrête pas au transfert d’actifs. Les agriculteurs doivent aussi anticiper l’après, pour garantir au cédant des conditions de vie correctes, sans alourdir excessivement la charge du repreneur. Ainsi, une partie du capital libéré par la vente est souvent destinée à une rente viagère ou une épargne-retraite.
Aujourd’hui, la plupart des exploitations agricoles en Suisse sont toujours remises en raison individuelle, qu’elle prenne la forme d’une vente directe, d’une donation ou d’un bail à ferme. La création d’une société (SA ou Sàrl) reste marginale: seulement 670 exploitations, soit 1,4% du total en Suisse, utilisent cette structure. Ce qui est très peu en comparaison des autres secteurs d’activité: 57% des entreprises du secteur secondaire sont en SA ou Sàrl, et 89% dans le tertiaire. Ce statut juridique permet de séparer patrimoine privé et outil productif, d’organiser une gestion collective ou de préparer une sortie progressive.
Deux grandes variantes existent: la transformation partielle, où les bâtiments passent en fortune privée tandis que la société exploite la ferme, et la transformation totale, plus claire fiscalement mais humainement plus impliquante, puisqu’elle peut entraîner un départ des lieux.
Certains exploitants, sans succession directe, créent une société quelques années avant la cessation pour faciliter une reprise externe. D’autres préfèrent placer les actifs dans une société immobilière pour louer ensuite à un repreneur. Chaque cas dépend de critères spécifiques: structure foncière, contexte familial, localisation géographique et projet à long terme.
Un accompagnement multidisciplinaire
Pour accompagner les agriculteurs dans la remise d’exploitation, plusieurs organismes sont à leur disposition comme AgriGenève, l’Office cantonal de l’Agriculture et de la Nature (OCAN) à Genève, Prométerre dans le canton de Vaud. Ils offrent une approche globale, proche de celle d’un "family office". L’exploitant reste évidemment maître de ses décisions, mais il bénéficie d’un accompagnement global: fiscal, juridique, comptable, immobilier, voire psychologique. Car derrière ces dossiers complexes, se trouvent aussi des histoires de vie, des attachements profonds et des émotions à gérer.
Pascale Bieri/AGIR

