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À Molondin, l’aéroponie prend racine
Face à la raréfaction de l’eau et à la pression sur les terres agricoles, de nouvelles technologies cherchent à faire mieux avec moins. L’aéroponie en est l’un des exemples: cette pratique de culture hors sol, explorée dès les années 1990 par la NASA pour cultiver dans l’espace, permet aux plantes de pousser avec leurs racines à l’air libre, nourries par brumisation.
En comparaison avec l’agriculture traditionnelle, elle permet de réduire drastiquement la consommation d’eau: environ 15 litres par kilo de salade, contre 200 litres en plein champ.
CleanGreens Solutions, une start-up vaudoise installée à Molondin, travaille depuis plus de dix ans à rendre cette technologie accessible à grande échelle. Active en Suisse, en Europe et au Moyen-Orient, elle accompagne aujourd’hui plusieurs projets pilotes et explore de nouvelles cultures, après s’être concentrée sur les salades et les herbes aromatiques. Entretien avec son CEO, Bruno Cheval.
L’aéroponie reste peu connue, même si elle existe depuis longtemps. Qu’est-ce qui vous a amené à vous y intéresser ?
Ce n’est effectivement pas une technologie nouvelle. Les premières expérimentations datent des travaux de la NASA, qui cherchait à cultiver dans l’espace avec un minimum de ressources. Mais l’aéroponie est longtemps restée cantonnée à des prototypes ou à des projets très limités. CleanGreens Solutions a été fondée en 2013 pour résoudre un problème bien précis: comment adapter cette technique à grande échelle. L’un des points clés, c’est notre robot mobile d’irrigation, qui permet de couvrir une grande surface avec très peu de buses. On a ainsi un système fiable, automatisé, conçu pour fonctionner dans une vraie serre de production.
Comment fonctionne ce système, concrètement ?
Les plantes poussent sur des plaques de culture suspendues. Leurs racines ne sont pas dans un substrat, ni dans l’eau comme en hydroponie, mais à l’air libre, dans un espace clos, protégé de la lumière. Sous ces plaques, un robot se déplace et pulvérise à intervalles réguliers une solution nutritive directement sur les racines. Cette solution est ensuite récupérée, filtrée, désinfectée, régénérée en nutriments, et resprayée. On contrôle également la lumière, grâce à des LED qui s’allument en fonction de l’ensoleillement, et le climat intérieur de la serre. Tout cela est géré de manière centralisée.
Pourquoi avoir choisi un robot mobile plutôt qu’un système de buses fixes, comme c’est souvent le cas pour l’irrigation ?
Parce que l’objectif, c’est la fiabilité à grande échelle. Si vous avez 1'000 m² à irriguer, vous aurez besoin de 2'000 à 3'000 buses fixes. Et si une seule se bouche, vous perdez une zone entière. Nous, on couvre cette même surface avec environ 72 buses, montées sur un robot mobile. Le robot se déplace sous les chapelles de la serre, irrigue selon un cycle programmé, et on peut tout ajuster: fréquence, intensité, stress hydrique si on veut renforcer le goût, etc.
Quels sont les avantages techniques de l’aéroponie par rapport à d’autres systèmes hors sol ?
Le premier, c’est l’oxygénation des racines. Une plante a besoin d’eau, de nutriments, mais aussi d’oxygène. Dans un système aéroponique, les racines sont très bien oxygénées. Ça améliore l’absorption, réduit les maladies, et permet à la plante de se développer dans de bonnes conditions. Ensuite, on économise de l’eau de manière très significative: jusqu’à 90%, voire plus par rapport à une culture en plein champ. L’eau est pulvérisée de manière ciblée, et tout ce qui n’est pas absorbé est récupéré, filtré et réutilisé. Les racines ne se touchent pas, donc il n’y a pas de propagation entre plantes, contrairement à l’hydroponie où toutes les racines partagent la même solution. Enfin, le système fonctionne sans traitement phytosanitaire.
Est-ce que ça veut dire que les rendements sont meilleurs ?
En général, oui. Par rapport au plein champ, c’est très net. Une culture traditionnelle de salade atteint environ 3 kg/m²/an. L’hydroponie monte à 60-70. Avec notre système, on est entre 80 et 100 kg. Et on consomme moins d’eau: environ 15 litres par kilo de salade, contre 200 en plein champ. C’est aussi une question de contrôle: on peut cultiver toute l’année, en ajustant les paramètres. On évite les aléas climatiques, on adapte l’éclairage, la température, selon le marché.
L’un des points de discussion, ce sont les coûts. Est-ce que cette technologie est accessible ?
Tout dépend du contexte. Il faut distinguer le coût d’investissement, qui est élevé, et le coût de production à long terme. En Europe, sur certaines cultures comme les herbes aromatiques, on est compétitifs. Sur la salade, on est encore un peu plus chers que le plein champ, mais on s’en approche. Au Koweït, en revanche, où la salade est importée à prix fort, notre système est beaucoup plus avantageux. Et on travaille aussi à réduire les coûts en intégrant des sources d’énergie "fatale", comme la chaleur perdue d’usines. C’est ce qu’on fait en France avec le groupe agro-alimentaire LSDH.
Est-ce qu’il y a déjà des producteurs qui utilisent votre système à grande échelle ?
Oui. En Suisse, Jérémy Blondin à Genève est un de nos premiers partenaires. Il a une serre avec notre système depuis 2020 (lire notre article). Il produit localement, vend directement, et a validé la qualité des produits auprès de ses clients. En France, le groupe LSDH l’utilise pour produire des herbes aromatiques à grande échelle. Et au Koweït, notre client Green Life exploite une serre de près de 5'000 m². C’est une vraie réussite: ils arrivent à produire toute l’année, même avec des températures extérieures qui montent à 50°C. De plus, tout récemment, au mois d’avril, nous venons de signer un accord avec eux pour étendre notre collaboration et construire la plus grande ferme en serre aéroponique au monde à Abdali, au Koweït, qui atteindra 24'000 m².
Pourquoi cette technologie n’est-elle pas plus largement adoptée en Suisse ?
Il y a une culture du risque qui est différente. Beaucoup de producteurs veulent des garanties avant d’investir, ce qui est compréhensible. Ce sont souvent des entreprises familiales, prudentes, et c’est une technologie qui demande de changer de modèle. Mais on voit les choses évoluer. La pénurie de main-d’œuvre, la pression des acheteurs, les incertitudes climatiques… tout cela pousse à réfléchir autrement. Et heureusement qu’il y a des pionniers, comme Jérémy, qui montrent que c’est possible.
Vous avez évoqué des perspectives au-delà des salades. Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
On élargit progressivement les cultures. Aujourd’hui, on peut produire des salades plus lourdes, comme l’iceberg, que l’hydroponie peine à supporter. On travaille aussi sur les fraises, les pommes de terre, et même les avocats. Ce sont des cultures gourmandes en eau, avec de vraies perspectives.
Est-ce que cela signifie que l’aéroponie pourrait remplacer l’agriculture traditionnelle ?
Non. Il y aura toujours des cultures qu’on continuera à faire en plein champ, notamment les céréales. L’aéroponie ne remplace pas, elle complète. Elle permet de produire localement, toute l’année, avec une empreinte réduite, et de répondre à des contraintes nouvelles. Elle s’intègre aussi dans une logique industrielle : produire à côté d’un centre de distribution, récupérer de l’énergie, automatiser les récoltes. C’est une autre manière d’envisager l’aménagement agricole et alimentaire.
Comment voyez-vous l’avenir de CleanGreens ?
On continue à développer la technologie, à optimiser nos systèmes. Nos priorités: élargir les cultures possibles, réduire les coûts, et améliorer la rentabilité pour nos clients. On n’est pas là pour remplacer l’agriculture traditionnelle, mais pour lui offrir une alternative fiable, résiliente, dans un monde qui change vite.
Pascale Bieri/AGIR

