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Les articles d'AGIR
"Bouchers, boulangers et restaurateurs doivent partout s’allier pour se ménager un avenir"
Lors de l’événement de lancement de cette nouvelle Fédération, fin janvier, vous vous êtes présenté avec une tenue de cuisinier à votre nom. Une façon de relever que, même si vous avez étudié l’économie et travaillé dans l’encadrement de la formation professionnelle, vous venez, à la base, de l’un de ces métiers qu’il s’agit ici de défendre?
Roman Helfer: C’est ça, je suis né à Genève, puis j'ai habité longtemps dans le canton de Vaud. J’y ai fait un CFC de cuisinier à Rolle, à l'Institut Le Rosey, une école privée internationale. Je n’ai pas exercé, puisque j’ai ensuite poursuivi mes études en économie d'entreprise, avec un postgrade dans la gestion des organisations à but non-lucratif. Mais c’est vrai qu’il s’agissait, à cette occasion, de montrer que je suis issu de ces métiers, et que j'en suis très fier. Au-delà de mon cas personnel, c’est aussi un des messages porteurs de la nouvelle Fédération: ces professions ouvrent toutes sortes de portes. Moi j’ai un peu quitté la cuisine, c’est vrai, pour travailler dans la défense professionnelle, puis, à l'Etat de Neuchâtel, comme responsable des cours interentreprises et de la formation. Mais je reviens maintenant dans ma branche.
Cette toute récente «Fédération des Métiers de l'Accueil et du Goût» est très essentiellement vaudoise, même si son nom n’en porte pas la mention. C’est lié au fait que vous accueillez l’Association romande des hôteliers, mais est-ce aussi un signal que vous aspirez à fédérer plus loin à la ronde?
C'est possible, en tout cas on ne veut pas se donner cette limite. Nous sommes convaincus du modèle qu'on est en train de créer, pour faire travailler ensemble tous ces métiers. C'est un modèle qui pourrait, à mon avis, faire sens dans d'autres cantons. Est-ce que ce sera par le biais de la FMAG ou au travers d'autres structures? L’avenir le dira. Et nous avons en tout cas bien assez à faire, pour l’instant, sur le canton de Vaud.
J’ai lu que vous présentiez cette Fédération comme une 1ère en Suisse, réunissant déjà plus de 2’000 entreprises…
Oui, c’est bien le cas, très majoritairement dans l'hôtellerie-restauration, puis dans la boulangerie-pâtisserie, la confiserie, et la boucherie-charcuterie. Cependant, ces entreprises sont membres de leurs associations respectives, elles ne cotisent donc pas chez nous. Nous ne sommes pas une faîtière, mais une fédération qui va proposer des services à ces associations, en fonction de leurs besoins et des attentes de leurs membres. Nous sommes en quelque sorte un prestataire de services, qui prendra de l’ampleur en fonction des activités qui nous seront déléguées et des experts que cela nécessitera. Pour l’instant, nous sommes déjà quatre salariés, cette réorientation des services avance donc bon train.
Qui a été à l’initiative de la création de votre Fédération?
Si nos huit organisations membres n’avaient pas décidé de se fédérer, rien ne se serait fait. Mais il y a certes deux personnalités à mettre en avant. D’une part Gilles Meystre, le président de GastroVaud depuis une décennie, et désormais président de la FMAG. Il a toujours poussé pour davantage de collaborations. Et l'autre personnalité, c'est Yves Girard, actuel secrétaire général des Artisans boulangers-pâtissiers-confiseurs vaudois (ABPCV), qui lui, depuis plus de 30 ans, défend la branche, collabore avec ces métiers, et les fédère sur la formation en tant que Président de la Fondation vaudoise pour la formation des métiers de bouche. On tient là deux visionnaires.
Vous vous présentez aussi comme une «alliance proactive face aux initiatives cantonales et fédérales qui soutiennent ou mettent à mal nos savoir-faire et nos entreprises». On comprend que c’est ce nécessaire lobbyisme politique qui a tout déclenché…
C'est l’un des déclencheurs, c'est certain. Nos métiers doivent être plus forts pour pouvoir se défendre politiquement. Mais le Covid a aussi fait partie des déclencheurs, puis l'augmentation des prix de l'électricité et l'inflation. Il ne faut pas oublier non plus d'autres opportunités, cette fois pour valoriser nos produits et nos savoir-faire. Ainsi pour la formation, dans le canton de Vaud, cela fait 20 ans que la Fondation vaudoise pour la formation des métiers de bouche existe et fédère ces mêmes milieux, en y ajoutant les fromagers, l'économie familiale. Même si nos professions sont parfois concurrentes, elles sont avant tout complémentaires et confrontées aux mêmes défis: hypercroissance des normes, difficultés à recruter, pénibilité, modification des modes de consommation, etc. Autant de raisons de lutter en commun, plutôt que de combattre en solo.
A court terme, les enjeux sur lesquels vous prenez position sont l'initiative vaudoise pour un salaire minimum et l'initiative fédérale contre l'importation de foie gras. Expliquez-nous pourquoi ce sont des priorités, sachant que des salaires attractifs font partie de l’équation, pour le bon fonctionnement de vos métiers…
Si on prend un peu de hauteur, toutes les règles et toutes les normes font que les entreprises ont de la peine à viser la rentabilité. Ville ou campagne, on le constate partout: plus on rajoute des conditions-cadres, plus c'est compliqué de se maintenir simplement en vie. Concernant le salaire minimum cantonal, il faut savoir que tous nos métiers disposent de conventions collectives étendues, avec des salaires, pour les non qualifiés, peut-être inférieurs à ce salaire cantonal, mais qui s’accompagnent de semaines de vacances supplémentaires, d’un 13ᵉ salaire obligatoire, et de conditions d'encouragement à la formation qui sont positives. L'idée n'est donc pas d'être contre une revalorisation des salaires, mais de laisser une place au partenariat social, via ces conventions. Vous pensez bien que les entreprises savent elles-mêmes qu'elles ont de la difficulté à recruter, et qu'elles doivent bien payer si elles veulent conserver leur personnel. Maintenant, concernant le foie gras, les clients suisses en réclament, et si on ne peut plus l'importer en Suisse, ils iront l'acheter en France. Il ne faut pas encourager ainsi le tourisme d'achat, pour un changement d’habitude qui ne se fera pas du jour au lendemain.
Tous les acteurs de votre fédération sont confrontés, à des degrés divers, à des difficultés de recrutement. Ainsi l’hôtellerie-restauration est à la fois le secteur d’activité dans lequel le taux de chômage est le plus haut en Suisse et l’un de ceux où les patrons alertent sur le manque de main-d’œuvre: expliquez-nous ce paradoxe.
Dans la réalité on ne parle pas forcément de la même main-d'œuvre. Ce qui nous manque particulièrement en effet, dans tous les domaines de notre Fédération, c'est la main-d'œuvre qualifiée. On a trop peu de titulaires d’une AFP, d’un CFC ou d’un brevet éventuellement. Et on manque de gens qui font ce métier longtemps. Beaucoup sont rattachés à nos branches dans les statistiques de chômage, mais n’ont pas véritablement le projet de s’y investir. Parce qu'aujourd'hui, si on veut travailler dans ce domaine, et qu'on veut se former pour, eh bien on trouve un emploi.
Il y a la pénibilité des conditions de travail, des horaires, des salaires pas toujours attractifs, et puis il peut y avoir un déficit d’image. Ainsi de la boucherie-charcuterie, dans une société qui se pose beaucoup de questions autour de la viande. Avec le cas particulier des employés d’abattoirs: le recours à la main d’œuvre étrangère ne suffit plus… Je me trompe?
Oui oui, c'est clair que c'est parfois compliqué, dans un monde qui valorise certains standards, plutôt le beau costume que la cotte de mailles et le tablier. C'est difficile de renvoyer une image porteuse, d’autant que ce sont des milieux qui restent très modestes et ont de la peine à mettre en avant la richesse de leurs compétences et de leurs savoir-faire. C'est donc aussi une des missions de notre Fédération, redorer un peu leur blason, montrer l'étendue de leur palette et à quel point ces professions sont supers. Cela étant, ça restera des métiers où il faut pas mal bosser, où il faut parfois se lever tôt ou se coucher tard, ou les deux. Il faut donc que l’on arrive à mieux communiquer sur leurs avantages leurs qualités, davantage que sur des réputations qu'on nous fait trop facilement. J’ajoute que si la tendance est manger moins de viande mais de meilleure qualité, eh bien c'est exactement ce qu'on peut proposer: des productions locales par des artisans qui savent ce qu'ils font.
Autre priorité, développer des outils et des initiatives pour soutenir les formateurs et les entreprises… Comment comptez-vous vous y prendre pour progresser sur ce chemin?
Il faut d’abord aider les entreprises à viser la rentabilité. Car si ces artisans connaissent leur métier bien mieux que nous, ils ne sont pas forcément de bons calculateurs. Il s'agit de leur donner de la formation, des conseils etc. Il y a aussi des enjeux dans la gestion des ressources humaines: comment gérer et garder son personnel, savoir remercier et valoriser ses employés. Enfin il y a beaucoup à faire pour valoriser le rôle social de ces commerces, que ce soit en ville ou à la campagne. On peut les aider à créer des partenariats, pourquoi pas en dehors de nos métiers, avec le fleuriste, le marchand de journaux, auprès des aînés ou des crèches, des écoles, etc. Notre Fédération aimerait ainsi contribuer, modestement, à une réflexion sur ce que nous attendons des commerces de demain. Restauration collective, rénovation énergétique: à terme on aimerait pouvoir contribuer aux objectifs en matière de durabilité, et pouvoir apporter un soutien individuel aux entreprises concernées.
Les commerces de proximité, qui ont brièvement profité d’un effet Covid, souffrent du développement des grandes surfaces. Mais à l’inverse, si ces commerces se regroupent ou fusionnent faute de trouver un repreneur, l’emploi semble s’y maintenir. Il y aurait même de quoi valoriser le fait que ces métiers ne semblent pas trop menacés par les développements de l’intelligence artificielle. Il peut y avoir une part d’automatisation, mais, semble-t-il, seulement à la marge…
Je partage complètement le constat. Je pense que nos métiers existeront toujours, et qu’il s’agit de capitaliser sur notre véritable plus-value. Notre vocation n'est pas seulement de répondre à des besoins physiologiques, pour se nourrir, c’est surtout de fournir du plaisir, une histoire, des moments partagés, de la convivialité, et ça, l'intelligence artificielle d'aujourd'hui ne va pas le faire. Et on va s'employer à garder ceci. Je pense aussi qu'il faut être un peu plus pionniers, réfléchir à ces commerces qui vont forcément un petit peu se transformer, en fonction de nos attentes non pas dans cinq ou dix ans, mais dans 20, 30, 40 ans, pour qu'on arrive encore à conserver nos forces, qui sont la convivialité et le partage.
L’IA dans les métiers de bouche, on dit qu’elle sert beaucoup à imaginer d’improbables recettes à partir d’ingrédients donnés…
Plus positivement, pas plus tard qu'hier, on m’a présenté GastronomIA, une application 100% neuchâteloise capable d’analyser une recette griffonnée sur un bout de papier, de la compléter et d’en calculer les quantités, les apports nutritionnels, les coûts théoriques etc. Ça a l'air d'être assez merveilleux. Si nos cuisiniers reportent ce temps gagné en le passant au côté de leur clientèle, c’est une valeur IAjoutée indéniable.
Propos recueillis par Etienne Arrivé/AGIR

