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Cette petite boîte roule, aux jeunes de s’en emparer
C’est certainement l’un de nos meilleurs fromages… puisque tous ses adeptes vous le disent, mais d’après une étude de marché que vous avez récemment commanditée, il faut le réinscrire dans l’imaginaire des jeunes, et en particulier des jeunes alémaniques. Pourtant les pâtes molles peuvent fonctionner en Suisse, on le voit avec la famille des mozzarella - des fromages à pâte filée, certes…
Cédric Baudois: Nous ne sommes pas aujourd’hui sur le même créneau. Nous, on doit se distinguer comme seule pâte molle AOP de Suisse, c’est un critère de qualité qui n’est pas assez connu en Suisse alémanique, et qui doit aussi nous permettre de rajeunir notre clientèle habituelle en Suisse romande.
Pascal Monneron: Notre étude nous l’a malheureusement prouvé, en Suisse alémanique, chez les 15-45 ans, les trois quarts des gens ne savent pas ce que c’est que le Vacherin Mont-d’Or AOP. C’est inquiétant, et on a du travail.
Vous aviez essayé d’insister sur le fait qu’il ne se mange pas que chaud, mais aussi pour un brunch en terrasse… Si on prend la raclette ou le reblochon français, eux s’en tiennent à un positionnement hivernal…
PM: Là encore, il faut surtout que nous mettions en avant le caractère saisonnier de notre production. C’est ce qui fait que l’on restera un fromage de l’automne et de l’hiver, contrairement à la mozzarella ou à la feta. Consommer de saison, c’est aussi un mot d’ordre qui porte en ce moment, ça doit être un atout!
CB: Notre étude nous a appris que notre fromage était consommé à 90% froid et seulement 10% chaud. On s’imaginait que c’était beaucoup plus pour ces boîtes chaudes, et finalement il s’agit sans doute de mettre en avant autre chose, peut-être une consommation en tranches, pour des burgers ou des pizzas, ou bien dans des recettes auxquels les consommateurs n’ont pas encore pensé.
Justement M. Baudois, quelles réflexions avez-vous pu amener lors de votre entretien d’embauche, vous qui êtes titulaire d’une maîtrise fédérale et d’un brevet de technologue en industrie laitière, qui avez travaillé pour le groupe Elsa (Migros Industrie), notamment comme expert de l’innovation et de l’industrialisation, mais encore, à vos débuts, pour la fromagerie régionale d’Ursy (FR).
CB: J’ai commencé en produisant des gruyères et des spécialités locales, et je suis ravi, après avoir travaillé dans l’industrie laitière, de revenir vers la production de fromages auprès de l’Interprofession du Vacherin Mont-d’Or AOP. Ici, on est sur un cahier des charges d’AOP très carré, avec des règles strictes à faire respecter. L’innovation sera plutôt dans la promotion du produit. La saison qui débute a été très bien préparée par mon prédécesseur, ce qui me permet de me poser plein de questions sur la future saison, 2026-2027.
On se dit aussi que le Vacherin Mont-d’Or AOP gagnerait à s’inscrire davantage dans l’identité culturelle, mais que c’est une question d’argent: certains organisent des banquets gigantesques et invitent le Guinness Book, d’autres misent massivement sur le sponsoring sportif, pour être présents sur tous les rassemblements populaires et à la télévision. Vous le faites aussi avec le LHC depuis près de 25 ans, mais avec une dizaine de producteurs, vous ne pouvez pas vous aligner pour aller au-delà, juste?
PM: Mais il n’y a pas lieu de se comparer avec le Gruyère AOP par exemple. Lui se conserve largement plus d’une année, s’en produit 30 millions de kilos par an, quand nous sommes entre 500 et 600 tonnes. Cela nous génère 600 à 700'000 francs réservés à la promotion, tandis que, pour le Gruyère AOP, c’est 20 millions. On ne boxe pas dans la même catégorie, même avec le mont d’or au lait cru français, qui produit 6'000 tonnes. On essaie donc de faire au mieux avec nos moyens, en ayant conscience que 80% de nos ventes se feront entre le 15 septembre et le 15 décembre. C’est là qu’on ne doit pas se louper. Avec une influence réelle des conditions climatiques sur les comportements d’achat. Et on est aussi à la merci d’un problème logistique chez l’un des deux grossistes suisses, qui écoulent les deux tiers de notre volume. Nos relations avec eux se doivent d’être excellentes pour qu’ils nous mettent à l’honneur dans leurs magasins. C’est le cas en Romandie, mais pas encore assez en Suisse alémanique. Car comme je le disais tout à l’heure, la tendance est à mettre en avant, partout, les produits les plus locaux.
Bon point pour vous, votre interprofession a toujours su se retrousser les manches et se montrer positive. Preuve en est encore cette année: vous souhaitez rappeler que votre fromage ne contient pas de lactose, pour ceux qui s’imagineraient y être intolérants…
CB: Oui, et ça peut s’expliquer simplement. Au cours de la fabrication, la majorité du lactose part avec le petit-lait lors de l’égouttage. Et le restant est dégradé lors de la fermentation lactique. Le sucre complexe devient sucre simple, facile à digérer pour tout le monde. Il faut d’ailleurs dire aux intolérants au lactose que c’est le cas pour bon nombre de fromages, sauf que ce n’est pas souvent mis en avant.
PM: Reste à savoir si les grossistes, qui vendent leurs propres produits affichés sans lactose, accepteront que cela figure sur nos boîtes. On est justement en pourparlers là-dessus. En tout cas notre logo est prêt, et on l’utilise déjà partout où on le peut.
Le positionnement «au lait thermisé» (on le passe 20 secondes entre 57 et 68°C sans détruire la flore naturelle du lait, sachant que pour la pasteurisation, c’est entre 72 et 88°C) et non au lait cru pour rassurer le consommateur, ce n’est plus vraiment l’enjeu… Même si, comme gérants, vous êtes responsables du contrôle qualité, qui reste totalement crucial.
CB: La qualité reste notre préoccupation numéro 1, on est très à cheval sur les procédures requises, très fines et très en amont, mais ça fait aussi 40 ans qu’il n’y a plus eu de problème.
PM: Pour une petite interprofession, on a une grande connaissance à ce niveau-là, on est maintenant au top et on n’arrête pas de s’améliorer. La thermisation du lait fait partie de ces barrières qualité, et il est exclu qu’on revienne en arrière. C’est d’ailleurs une tendance qui prend de l’ampleur à l’étranger.
L’époque est plus que jamais aux ambassadeurs… Il y a ceux qu’ont dit «influenceurs» et qui fédèrent surtout une communauté de followers sur réseaux, le jeune public très majoritairement. Est-ce que vous envisagez de les approcher? Car cela semble être la martingale aujourd’hui…
PM: Les sœurs Kambundji, ce serait magnifique. Mais c’est sûrement inabordable. Et puis, pour notre produit, moi j’en reviens toujours au positionnement dans les magasins. Notre étude nous a rappelé que le consommateur a trop souvent de la peine à nous trouver en rayons: c’est là l’essentiel.
CB: Cela dit, on a commencé à bien développer nos réseaux sociaux, ils sont importants pour toucher les jeunes, et les influenceurs peuvent y jouer un rôle. Mais il y a d’autres leviers, et on verra dans les années à venir quelle sera la meilleure solution au meilleur prix.
Un mot encore de l’importance, relative ou pas, de l’événementiel: il y aura par exemple cette quinzaine du Vacherin Mont-d'Or AOP avec GastroVaud, qui doit concerner 1’700 restaurateurs…
PM: C’est le fruit d’une discussion avec le président de GastroVaud, Gilles Meystre, qui faisait déjà une quinzaine de la fondue. En février 2026, tous les restaurateurs recevront, par mail, des adresses d’affineurs pour directement passer commande aux prix attractifs de notre fin de saison, et cela s’accompagnera d’une sélection de recettes, des plus simples aux plus élaborées. Parce qu’ils ne nous mettent pas assez souvent à leur carte!
Ces questions de positionnement marketing vous préoccupent, mais il y a d’autres enjeux dont il faut parler. Vous fabriquez un fromage saisonnier, et pour vos producteurs de lait, il s’agit de vendre tout au long de l’année. C’est une profession qui est de surcroît malmenée. Comment font-ils?
PM: Avec nous, ils savent qu’ils seront mieux payés, 5 centimes par litre de mieux que le Gruyère AOP. On est en ce moment à 99 centimes le litre net, ce qui fait de nous les meilleurs acheteurs de Suisse. Mais c’est vrai que la situation des producteurs est compliquée, on craignait d’ailleurs de manquer de lait, et puis finalement ce n’est pas le cas. Quand le Gruyère décide de réduire sa production, ça nous libère du lait.
CB: Car le restant de l’année nos exploitants produisent du Gruyère AOP ou d'autres spécialités fromagères pour lesquelles le prix du lait est inférieur.
Ils peuvent aussi, ces producteurs de lait, s’interroger sur les critères imposés, notamment du fait des échanges internationaux. Est-ce que les futurs nouveaux accords bilatéraux III avec l’Union européenne vont changer la donne?
PM : Non, et encore moins avec le Mercosur où l’on n’exporte pas. Généralement on fait confiance aux négociateurs du département fédéral de l’économie. Et si aujourd’hui on est pénalisés, c’est plus vis-à-vis des taxes Trump aux Etats-Unis qu’avec l’Union européenne.
Enfin il y à la pression croissante des attaques de loup: est-ce que c’est le rôle d’une interprofession de prendre position politiquement là-dessus?
PM: C’est délicat. On sait déjà qu’une action aura lieu lors de notre fête annuelle du 27 septembre aux Charbonnières. Mais pour leur être utile, on a surtout envie de vendre un maximum de fromages pour pouvoir leur acheter un maximum de lait. Au-delà, on doit tenir compte du fait que les producteurs sont membres de notre interprofession, donc être solidaires, mais rester en retrait des luttes politiques. On a suffisamment de défis à relever sans aller s’impliquer là-dedans… tout en relevant qu’avant que le loup ne soit là, on n’avait pas, en plus, ces problèmes!
Donc pas de mot d’ordre lors de votre 27e fête annuelle?
CB: Non, mais on va tolérer l’action de nos producteurs. Et ensuite, c’est à l’Etat de régler le problème.
PM: Les politiques seront là, c’est normal que chacun s’exprime.
Et finalement M. Monneron, avec ce fromage que vous avez fabriqué à l’âge de 15 ans, puis accompagné comme gérant depuis 2001, vous avez pratiquement tout connu, des crises et des années fastes, avec des records de production à 598 tonnes en 2013-2014 et 591 en 2021-2022. Quel avenir voyez-vous pour ce produit, avec quels conseils à votre successeur – conseils que vous acceptez de nous livrer à nous aussi?
PM: La qualité de notre produit est aujourd’hui au top, l’interprofession fonctionne très bien, mais il s’agit de choisir les meilleurs supports et d’entretenir les meilleurs contacts pour vendre. Les deux grands, Coop et Migros, ont ici une importance cruciale, mais il faut toujours être à l’affut d’une opportunité ailleurs, comme en Angleterre ces jours-ci. A Cédric d’adapter l’outil promotionnel aux besoins de 2025, comme je l’ai fait il y a 25 ans. Il est au service d’un produit unique: seul fromage à pâte molle AOP de Suisse, utilisant deux matières premières, le lait et le bois, saisonnier et complètement différent sur un plateau de fromage.
Mais qui n’est pas pratique à manger, disent certains…
PM: Faites le chaud, vous économiserez le lavage du caquelon, et vous pouvez allumer le feu de la cheminée avec la boîte vide!
Propos recueillis par Etienne Arrivé/AGIR
Avec 517 tonnes de Vacherin Mont-d’Or AOP commercialisées (dont près de 85 tonnes à l’exportation), 2024-2025 s’est avéré l’année la plus faible pour l’Interprofession depuis 2010. Et ce chiffre s’inscrit hélas en baisse depuis trois ans, sachant que la moyenne se situait précédemment entre 560 et presque 600 tonnes annuelles. Paradoxalement, le Vacherin Mont-d’Or AOP a été récompensé au Swiss Cheese Awards, en 2024 à Lugano (TI), par le titre de «meilleur fromage de Suisse, catégorie pâte molle et fraîche», remporté par la fromagerie André à Romanel-sur-Morges (VD).

