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Les articles d'AGIR
Contre l’invasive moule quagga, tout se joue maintenant
Un matin de pluie à Genève, on s’abrite près de la plage des Eaux-Vives. Rendez-vous est pris avec Carole Fonty, la fondatrice et porteuse du projet Alien Limited. Si l’on se penche un peu sur la jetée, sous la surface du lac, force est de constater qu’elles sont bien là, ces fameuses moules quagga redoutablement invasives. On distingue leurs coquilles dans la vase… alors que l’on reste sans nouvelles, et de longue date, du monstre Nessie au loch Ness. Façon d’interroger l’entrepreneuse sur le choix du nom de sa start-up: pourquoi Alien? "A ma connaissance, il n’y a pas de petits hommes verts dans le lac", commence Carole Fonty. "C’est tiré du terme officiel pour décrire les espèces exotiques envahissantes. En anglais on dit «invasive alien species»."
La plaie des lacs américains
Et c’est bien en anglais, dans les lacs d’Amérique du Nord, que «Dreissena rostriformis», originaire de la mer Noire, a fait le plus de ravage depuis son introduction accidentelle, via l’eau de ballast des navires, dans les années 1980. Lacs Huron, Ontario, Michigan, Erié, partout les moules quagga obstruent les systèmes de pompage, les centrales hydrauliques, modifie la dynamique des nutriments et monopolise la régulation du cycle du phosphore. La biodiversité s’en trouve affectée, d’autant que la capacité de ces moules à tout filtrer, y compris les métaux lourds et autres polluants, pose question pour la qualité sanitaire des eaux. "C’est ce qui ressort des tests engagés l’an dernier avec la HEIG-VD, pour une éventuelle utilisation de leur chair dans des engrais agricoles. Il y a trop de paramètres variables dans leur composition, suivant l’endroit et le moment de leur prolifération. On préfère donc désormais l’idée d’une valorisation de cette biomasse sous forme de biogaz local."
Retourner le néfaste en positif
Pour l’autre volet, la transformation des coquilles, rappelons que le laboratoire des matériaux de construction de l’EPFL a donné son feu vert à l’intégration de leur calcaire dans la fabrication de ciment LC3, lequel permet de réduire les émissions de CO2 de 40% par rapport au ciment traditionnel. Cela permettrait à l’industrie de réduire ses extractions rocheuses, admises comme néfastes pour les paysages et la biodiversité. Mais il reste à convertir tout ça à l’échelle industrielle. "Notre volonté est d'inscrire ce projet dans une économie circulaire locale" cadre Carole Fonty, "raison pour laquelle nous nous basons sur des flux de transport et des installations existantes." D’où le partenariat aussi avec les Services industriels de Lausanne (SIL) pour la valorisation énergétique de la chair, en collaboration avec la station d’épuration de Vidy. De même pour les coquilles: les tests préliminaires menés avec HOLCIM, à la cimenterie d'Eclépens (VD), se sont révélés concluants. "Et elles pourraient aussi servir à enrichir les sols agricoles. Mais le marché est moins structuré. Si des fabricants d'engrais ou autre sont intéressés à mener des évaluations de terrain, on serait ravi d'envisager ce débouché possible."
Adapter une technologie existante
Autre projet immédiat: tester une collecte mécanisée, et en profiter pour mesurer son impact sur les écosystèmes lacustres. "Depuis le début du projet, on me demande concrètement quelle part des 300'000 tonnes de moules estimées dans le Léman je vais être capable de récupérer. Afin de pouvoir implémenter une solution rapide face à l’urgence, nous sommes partis d’une technologie existante, qui a fait ses preuves pour la collecte d'autres espèces vivant au fond des mers, et que nous allons adapter à la collecte de la moule quagga en milieu lacustre. Cette technologie nécessitera, pour être ensuite pleinement opérationnelle à l’été 2026, un investissement d'environ 3 millions de francs. Une fois mise en œuvre, l'objectif de cette phase test sera de mesurer les impacts possibles de la récupération de la moule quagga à court, moyen et long terme, en partenariat avec un consortium de chercheurs, biologistes et hydrologues principalement, et d'évaluer ensemble quelle proportion de moules il est souhaitable de prélever, à quelle profondeur et dans quels milieux, pour contenir leur prolifération et faire de la place aux autres espèces. Il faut essayer d'estimer les effets écologiques à long terme. Là encore je lance un appel: si des scientifiques sont intéressés à collaborer, je les rencontre volontiers."
Deux ou trois sites autour du Léman
A ce stade, pour Carole Fonty, 38 ans, experte en marketing passée par les groupes Pernod Ricard puis L'Oréal, qui ne s’est pas encore versé de salaire sur ce projet, c’est comme un départ de Grand Prix. Elle serait même dans le «tour de formation» comme on dit en automobile, avec un circuit jalonnant la plus grande étendue d’eau douce d’Europe occidentale: "Le Léman concerne plusieurs cantons, et j’aimerais que la France entre dans le projet. On veut travailler, dès cet été, sur deux ou trois sites. C’est sur ce lac que je voudrais m’assurer que tout fonctionne, afin, par la suite, d’adapter les procédures de transformation ailleurs, en Suisse et à l’étranger. Et c’est une première mondiale: aux Etats-Unis ils éradiquent localement ces moules en utilisant des substances toxiques. Autant dire que c’est une autre approche!"
Devenir acteur maintenant
Elle accueille d’un très bon œil la création, le 1er avril dernier, d’un service spécialisé pour la moule quagga à l'Institut fédéral suisse des sciences et technologies aquatiques, cofinancé par l'OFEV et l'Eawag. Enfin, toujours dans le débit de mots ultra-rapide qui la caractérise, Carole Fonty voudrait que les pouvoirs publics cantonaux apportent leurs expertises. "Aujourd’hui il faut devenir acteur de ce projet, il faut que des spécialistes lémaniques, mais aussi de Neuchâtel, Bienne ou de Suisse alémanique, s’impliquent véritablement. On est peut-être capable de trouver une solution inédite, mais j’essaie de faire les choses dans l’ordre: après avoir validé toute la partie tests en laboratoires, il reste à attirer les compétences, trouver les sources de financement, pour transformer cette problématique en opportunité, et ce de manière durable."
Etienne Arrivé/AGIR
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