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Les articles d'AGIR
Décarbonation de nos exploitations: deux systèmes, deux ambiances?
Quand on est un exploitant prêt à s’investir, il y a aujourd’hui l’embarras du choix sur ces enjeux, trop peut-être. A fortiori quand on est, comme vous, producteur de lait…
Marc Benoit: Le secteur du lait est celui qui pèse le plus dans l’agriculture suisse, et celui qui a le plus grand potentiel pour la réduction de l’empreinte carbone. Comme cela se sait que je suis impliqué depuis le début dans AgroImpact, l’Interprofession du lait (IP Lait) m’a aussi demandé de participer à son groupe «klimarechner» pour la mise en œuvre, en 2026, de son propre calculateur climatique, pour un état des lieux de la situation du CO2 dans le domaine du lait.
Lors de la récente conférence de presse d’AgroImpact à Daillens (VD), nombreux sont les intervenants à avoir souligné la nécessité de se réunir autour d’une seule plateforme de valorisation des efforts des agriculteurs pour la captation du CO2. Cependant, quelques jours plus tard, à Berne, Bio Suisse et IP-Suisse présentaient aux médias leur propre outil d’évaluation. Vu de l’extérieur, on n’a pas compris…
Même si je ne suis pas impliqué dans ce dernier outil, il ne m’a pas surpris. Il y a malheureusement aujourd’hui une confrontation entre deux systèmes, que je regrette très très fortement. Pour pouvoir se défendre, l'agriculture doit faire front commun. Une charrue est une charrue, une herse est une herse, que l’on soit en bio, en IP-Suisse ou sous un autre label. Les réductions de CO2 sont des paramètres techniques, pourquoi se diviser?
Car il y a aussi, donc, le modèle IP Lait, un calculateur climatique centrée sur le calcul précis des émissions par kilogramme de lait et sur une rémunération proportionnelle aux valeurs atteintes. Un 4e puis un 5e modèles sont-ils encore à attendre?
Non, à 95% je dirais non, car chaque fois cela représente de l'énergie, des coûts importants, des connaissances, des compétences, et aujourd'hui, elles sont là, que ce soit du côté d’AgroImpact et des scientifiques qui œuvrent à l'interne pour certifier toutes ces mesures, ou même peut-être à IP-Suisse et Bio Suisse pour ce qui est de leur système et des limites de leur système. Les discussions actuelles ont pour objectif une seule plateforme. Même si ce n’est pas encore le cas, alors je ne pense pas qu'il y aura d'autres systèmes.
Vu que ces trois processus remontent maintenant, peu ou prou, à une quinzaine d’années, on s’imagine qu’il y a derrière des fonctionnement en silos, comme on dit, avec IP-Suisse et Bio Suisse, voire l’IP Lait, faisant bande à part…
Ce qu’il faut reconnaître à IP-Suisse et Bio Suisse, c'est que le schéma qu'ils ont mis en place, un système à points, a été précurseur et a très bien fonctionné. Il a permis, ou il permet encore, une plus-value pour le producteur, plus importante pour Bio Suisse que pour IP-Suisse. Mais les choses évoluent. Plus tard est venu le projet KlimaStaR Milch, un système suisse allemand qui était déjà porté par Nestlé, et qui calculait les émissions de CO2 avec l'idée de connaître l'impact CO2 de la production laitière. Suite à cela, Emmi et Nestlé ont trouvé que ça n'allait pas assez loin. Et c’est auprès du canton de Vaud, et de l’association vaudoise des métiers de la terre Prométerre, que Nestlé a trouvé les partenaires pour monter AgroImpact. Je relève qu’à l’IP Lait, ils ont très bien compris que le lait n'est qu'une partie de l'agriculture, qu’ils doivent parler avec les autres secteurs, raison pour laquelle je participe à leur groupe.
Pourtant dites-nous en quoi ces outils sont complémentaires (s’ils le sont) et ce qui les distingue. A chaque fois on nous parle de «mesures concrètes», à choix, qui visent «à récompenser les efforts des agriculteurs» en évitant «la surcharge administrative»…
Le système à points d’IP-Suisse et Bio Suisse est très simple à comprendre. Leur catalogue de 26 mesures donne droit à des points: gestion des sols, production d’énergie renouvelable, réduction du travail du sol, alimentation animale, fertilisation, électrification des machines. Mais la simplification n’est pas forcément gage de crédibilité et de transparence, ça ne dit pas l’entier de la situation. Avec AgroImpact au contraire, on suit ce qui est désormais recommandé par les normes internationales, à savoir un calcul par exploitation. Mais si IP-Suisse et Bio Suisse sont d’accord pour discuter, on pourrait imaginer intégrer leur système à points. Et le décompter dans le calcul, plus complet, que fait AgroImpact, pour rémunérer l’exploitant sur la différence. Les grandes entreprises industrielles ont compris qu’en terme de crédibilité, il vaut mieux se tourner vers des chiffres par exploitation. De surcroît le système AgroImpact calcule le stockage du carbone dans les sols. Le canton de Vaud prend en charge le coût de ces analyses, mais c’est un frein dans les cantons qui ne mettent pas les moyens à disposition.
Et de fait, l’outil Agroscope IP-Suisse Bio Suisse a été aussi présenté comme moins cher et plus rapide car n’ayant pas besoin d’une expertise externe. Autre aspect: le soutien scientifique. Pour AgroImpact, un collège de la recherche valide le bienfondé, la crédibilité des efforts entrepris. Côté Agroscope, on s’en réfère aux «bases AGIS et inventaires environnementaux utilisés pour la méthode SALCA (Système d’analyse du cycle de vie agricole)». Là encore, plutôt que de répondre à des mandats, les scientifiques ne pourraient-ils pas travailler de concert?
Oui, c’est assez interpellant. Agroscope et la HAFL sont aussi membres d’AgroImpact, ils débattent avec nous tous les trois mois de l’évolution des mesures ou de nouvelles données, mais ils valident les systèmes de chaque côté, chacun pour ce qu’il est. Et évidemment ça n’aide pas. Bien sûr que le système à points arrive à des objectifs, mais pourquoi ces scientifiques ne vont pas jusqu’à dire qu’il ne va pas jusqu’au bout du processus? Il faudrait qu’ils s’expriment plus clairement là-dessus.
De son côté AgroImpact intègre tous les acteurs de la chaîne alimentaire, et propose une plus-value directe aux familles paysannes en fonction de leur degré d’engagement: ne faudrait-il pas se relier à ce panache blanc? Car ce n’est pas encore le cas en face: on nous dit que les données agrégées "pourront être mises à disposition des partenaires du marché dans le cadre de l’Alliance pour le climat, une initiative en discussion dans la branche".
Disons que les objectifs de la Confédération en matière de décarbonation sont tellement ambitieux que les entreprises industrielles doivent s’y atteler. Et si elles adhèrent à AgroImpact, c’est qu’elles y voient un potentiel pour traduire rapidement leurs objectifs en actes, et pouvoir utiliser ces chiffres pour leur communication. Donc je dirais que je suis confiant pour la rémunération des efforts des exploitants, qui posera moins de problème que la diffusion de leurs données, à savoir tous les chiffres de leur exploitation. La protection de ces données numérisées est assurée, mais leur diffusion mérite d’être strictement conditionnée. Seules les entreprises partenaires devraient pouvoir les exploiter, et en aucun cas d’autres acteurs, pour des études, du marketing ou je ne sais quoi. Bonne chance pour contrôler ça, mais peut-être que l’IA pourra aider.
La limite, c’est peut-être que le dispositif AgroImpact ne s’applique pas, pour l’instant, à tous les produits agricoles (sept produits agricoles sont ouverts aux primes, lait d’industrie, lait de fromagerie, blé, betterave sucrière, tournesol, colza et pommes de terre), alors que l’outil Agroscope le revendique…
Chez IP-Suisse et Bio suisse, il s’agit pour l’exploitant de se maintenir dans le label, valorisé ensuite chez les distributeurs. Le système à points peut être amélioré, mais la prime reste la même. En espérant que les producteurs reçoivent l'entier de la prime qui leur est dû. Du côté d’AgroImpact, la limite dépend des transformateurs, qui achètent la matière première et financent les primes, et des agriculteurs qui doivent répondre à la demande. Mais on progresse, les objectifs environnementaux de ces transformateurs se rapprochent, le nombre d’exploitations partie prenante progresse, et plus il y aura de financeurs, plus la gamme des produits soutenus pourra être élargie.
Face aux différentes options actuellement proposées, est-ce compliqué de se situer quand on est exploitant agricole?
IP-Suisse est aujourd’hui un acteur majeur, réunissant environ 10'000 exploitations. Si on ajoute Bio Suisse, ça fait du monde. Alors qu’AgroImpact manque encore de notoriété et n’a, pour l’instant, été rejoint que par quelques centaines de familles. Mais IP-Suisse et Bio Suisse pourraient se joindre à nous si on les y incite, et si des financeurs acceptent de payer des primes pour des produits bio. Et plus généralement, l’agriculteur a besoin d’être accompagné pour s’y retrouver. Même s’il pouvait faire son diagnostic carbone tout seul devant son ordinateur, encore faudrait-il qu’il le fasse. A ce titre, le degré d’acceptation du calculateur IP Lait sera très intéressant.
Peut-on toucher de l’argent de plusieurs côtés?
Potentiellement oui, en fonction des montants à disposition pour chaque production de l'exploitation. Pour ce qui me concerne, je suis en bio, mais ça ne me vaut pas de prime en tant que telle. En fait, je livre chaque année 120'000 kilos de lait pour la transformation en Vacherin Mont-d’Or AOP, à un bon prix mais sans prime, car il n'y a pas encore de financeur pour ce produit, et le solde de 250'000 litres à la coopérative laitière mooh pour du lait d’industrie. Et comme mooh fait partie d’AgroImpact, là je touche une prime.
Comme président de Prolait, quelle évolution espérez-vous? J’ai lu que «les organisations se disent ouvertes à des partenariats pour harmoniser les méthodologies et éviter les doubles comptages»…
Si on peut trouver des solutions pour harmoniser et simplifier, à la bonne heure! Idéalement, AgroImpact peut intégrer le système à points d’IP-Suisse et Bio Suisse. On pourrait effectuer le diagnostic et le plan d'action de l'exploitation, décompter les effets du système IP-Suisse et payer des primes sur la différence. C’est d’ailleurs ce qu’AgroImpact a proposé. Mais il faudrait aussi que les agriculteurs IP-Suisse et Bio Suisse se sentent concernés, et mettent gentiment la pression sur leurs comités pour réclamer ce système unique. Avec ce dénominateur commun: un diagnostic carbone par exploitation. On attend aussi de l’Union suisse des paysans qu’elle s’implique pour convaincre IP-Suisse et Bio Suisse, et, enfin, cela dépendra des distributeurs. Migros est l’entreprise qui achète le plus de produits fabriqués selon les normes IP-Suisse. Alors si tous les autres, Coop, Lidl, Aldi et les gros transformateurs industriels s’unissent pour ne prendre en compte que les données récoltées par exploitation, peut-être que Migros devra se soumettre. Des tractations sont en cours entre ces distributeurs, on devrait en savoir plus début 2026, et ça pourrait donner un coup de boost à AgroImpact.
Et du point de vue du consommateur, cela restera imperceptible? On dit qu’il y a déjà trop de labels pour s’y retrouver…
Le consommateur devrait n’y voir aucune différence, car pour l’instant on «décarbone» la matière première, le lait, le grain de blé ou de colza. A terme, si on arrive à faire la même chose pour l’ensemble du produit, pour du fromage ou du pain, on se permettra peut-être de mettre un chiffre sur le produit fini. Et il n’est pas question que ces produits vous coûtent plus cher, puisque les primes sont prélevées sur les fonds de durabilité de ces grandes entreprises. Pas question que cela interfère sur le marché, et pas question que le prix payé au producteur baisse pour financer la décarbonation. Pour l’instant tout le monde s’y tient et c’est très très important.
Propos recueillis par Etienne Arrivé/AGIR

