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Les articles d'AGIR
Des paysans si responsables qu’ils s’interrogent aussi sur leur statut
Comme il est difficile de capter l’attention d’une assemblée, qui plus est pour moitié francophone et pour moitié germanophone, sur ces questions-là! "C’est vrai que chacun ici est venu avec sa situation spécifique, et que, bien sûr, il faudrait ensuite étudier les cas un par un. Mais pour autant, nos deux orateurs invités, tous deux employés de Grangeneuve, nous ont apporté bien des éléments de réponse. Ils nous ont même distribué leurs cours, si l’on veut y réfléchir par après, soit à la maison, soit entre collègues." La synthèse est de Gilles Cretegny, vice-président de l’Association suisse des fermiers, organisatrice de la formation. "Pour notre part on est satisfaits, on s’était dit que cela donnerait de la visibilité à notre association", ajoute ce fermier vaudois, "car ce thème des SA/Sàrl concerne a priori la majorité des exploitants". Cela dit dans un sourire, en préparant les melons du dessert "venus de la région d'Yverdon!"
De Davos à la Gruyère
Et c’est vrai qu’ils étaient une trentaine, agricultrices et agriculteurs, à avoir fait le déplacement, certains depuis Davos, jusqu’à Rueyres-Treyfayes (FR) ce mercredi 27 août, pour écouter les exposés des deux experts du centre de compétence agricole fribourgeois, à savoir le comptable Alain Bérard puis la juriste Sabrina Gianini-Heim. Le Jurassien Rémy Buchwalder, qui exploite une ferme pour du bétail d’engraissement (des bovins élevés pour leur viande), sur un domaine appartenant à la Bourgeoisie de Delémont, a voulu savoir si un passage en SA ou Sàrl lui "apporterait des facilités". "Mais j’ai appris ici que, d’un point de vue fiscal, mes revenus agricoles ne s’y prêtent pas du tout. Il y aurait peut-être la possibilité d’une Sàrl pour notre communauté de machines agricoles, mais ça reste à investiguer car c’est un thème complexe."
"J’essaie de comprendre"
Même constat ou presque pour le Vaudois Florian Romon, spécialiste des grandes cultures (céréales, oléagineux et protéagineux) et éleveur de quelques vaches allaitantes (elles nourrissent leurs veaux jusqu'à un certain âge) à Villars-Sainte-Croix: "Je suis venu parce que c’est difficile d’avoir des interlocuteurs pointus sur ces questions juridiques, quand bien même cela m’intéresse. J’ai déjà suivi des formations de Prométerre, j’essaie par exemple de comprendre les conséquences fiscales lors de la remise d’un domaine. Ce qu’on appelle la «fortune commerciale» peut générer des impôts assez importants, alors on peut se demander s’il ne faudrait pas tout faire passer, bâtiments et terrains, en «fortune privée». On ne sait pas quelle réforme cantonale pourrait à terme changer la donne, alors on se renseigne. Mais je ne pense pas franchir le pas d’une SA, car mon exploitation n’est pas assez grande. Il faudrait que je fasse toutes les simulations pour être sûr de mon coup, mais ce serait probablement une surcharge administrative. Et puis on nous a expliqué que la limite, pour que ça devienne fiscalement intéressant, se situe autour de 300'000 francs de revenus annuels: j’en suis loin!"
Comme tout chef d’entreprise dans tout corps de métier
On revient vers le comptable de Grangeneuve, Alain Bérard: "Certes la forme juridique choisie est une manière d’organiser son entreprise, avec éventuellement des gains fiscaux à la clé. Cela doit se faire sur la base de conseils approfondis, en évaluant l’aspect fiscal, mais aussi les aspects responsabilité, projets d’investissements, succession, continuité de l’exploitation. Il est difficile d’en tirer des généralités. Mais au-delà, ce qui compte vraiment, c’est cet esprit d’entrepreneur qu’ont les familles paysannes d’aujourd’hui. Dans le grand public, on se dit trop souvent que l’agriculteur est comme un employé de la Confédération qui touche des subventions. Alors que l’on défend tout autre chose, et que ce n’est tout simplement pas vrai. Ces professionnels de la terre doivent désormais amener leurs propres pistes de réflexions, ils doivent piloter leur entreprise au quotidien. Ils se responsabilisent pour leur gestion, pour optimiser leurs résultats, se soucient de la prévoyance retraite, etc. Peu importe la structure choisie, ils seront finalement comme tout chef d’entreprise dans tout corps de métier. Et c’est donc l’état d’esprit qui compte pour être, selon moi, un bon agriculteur."
La défense du droit de préemption
L’Association suisse des fermiers, qui a maille à partir avec l'Association pour la défense de la propriété rurale (ADPR) ne dit pas autre chose. Quand elle défend le «droit de préemption» dans la Loi sur le droit foncier rural, à savoir cette priorité accordée aux familles d’agriculteurs, y compris aux fermiers, pour racheter les terres qu’ils exploitent, elle les considère, là encore, comme des entrepreneurs à part entière. "Du côté du propriétaire, ce droit est perçu comme une petite embûche, mais pour le fermier c’est une garantie", justifie Gilles Cretegny. "C’est pour ce genre de points juridiques que je m’investis dans cette association. La cotisation annuelle est de 60 francs, et on est susceptible d’apporter notre soutien en cas de rupture de bail, que ce soit pour des locataires de parcelles ou de domaines entiers. On est un peu l’ASLOCA de la ruralité, mais avec pas tout à fait le même poids: nous n’avons que 475 membres!"
Et le risque pour les fermiers
"On peut, c’est vrai, relever que les fermiers risquent de se retrouver en porte-à-faux en cas de transfert en SA ou Sàrl", appuie Alain Bérard. "On crée en effet un nouveau propriétaire, du point de vue juridique une «personne morale», et un nouveau contrat de bail doit être fait. Le propriétaire du terrain n’a alors pas l’obligation de prolonger le bail du locataire. Ce qui implique que les fermiers doivent s’assurer que tout ira bien avant d’éventuellement se lancer… Au final on le comprend, même si certaines exploitations se sont considérablement agrandies avec des investissements importants, ce passage en SA -pour une structure plus fine et diversifiée- ou en Sàrl -avec quelques associés et un apport financier moindre- ne concernera que très peu de domaines."
Entre charge fiscale et charges sociales
A entendre les fermiers présents Rueyres-Treyfayes, on en parle pourtant de plus en plus, depuis une dizaine d’années, comme une possible façon de contourner le poids fiscal des parcelles en zones à bâtir, lors d’une succession ou d’une cessation d’activité. "Mais quand on passe d’une exploitation en son nom propre à une personne morale, d’autres cotisations s’ajoutent", tempère Alain Bérard. "Entre les assurances chômage, prévoyance, etc. on passe de 10 à 13% de charges sociales… Comme de surcroît ce n’est pas fiscalement attractif pour une transmission au sein de la famille, il faut vraiment générer un très gros chiffre d’affaires pour engager ces démarches. Mais Grangeneuve reste en appui pour toute précision et tout suivi."
Une «SNC» qui sécurise
Prenons-le au mot: gros chiffre d’affaires, investissements maousses, on pense immédiatement à l’hôte de la matinée, Daniel Menoud et son domaine de La Lorraine, désormais l’une des plus grandes fermes laitières de Suisse… Raté, lui a choisi un autre système: "Je me suis fait conseiller par mon cousin qui travaille dans une fiduciaire zurichoise, et il y a douze ans que l’on est passés en SNC, Société en nom collectif, sans passer par la création d’une personne morale. J’ai des associés, ils entrent et sortent, mais je peux quand même gérer par moi-même l’achat de machines par exemple. Et je cherche maintenant à y faire entrer mon épouse, qui est de 16 ans plus jeune que moi, dès que nous aurons l’occasion de reprendre des terres en location à son nom. Nous n’avons pas encore réfléchi plus loin à notre succession, nos enfants sont encore jeunes, mais, SA ou Sàrl, ce sera peut-être alors une question à étudier."
Une corporation qui assume ses décisions
Dans un contexte de clarification de la Loi sur le droit foncier rural, avec une nouvelle mouture attendue pour la fin d’année 2025, le vice-président de l’Association suisse des fermiers renvoie l’image d’un secteur agricole qui assume ses responsabilités. "On fait partie d’une corporation de métiers qui se veut libérale et indépendante, où chacun se retrouve, chaque jour, à prendre et à assumer des décisions. On essaie d’avancer tant bien que mal, on essaie de s’adapter pour poursuivre notre activité, mais -et là on le retrouve dans d’autres métiers-, il y a aussi certains choix qui nous sont imposés. Sur l’écologie, on nous met parfois la charrue avant les bœufs. Prenons les produits phytosanitaires, pour lesquels il n’y a pas toujours d’autres solutions testées et approuvées. Nous aussi on veut des alternatives, mais il faut nous laisser le temps que ça marche. Surtout si l’on veut continuer de nourrir la population."
Etienne Arrivé/AGIR

