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Les articles d'AGIR
En place publique, pour le bétail, les familles paysannes sont gagnantes
Que faire pour améliorer le revenu paysan, en moyenne dramatiquement bas (17 francs de l’heure d’après le rapport 2024 adopté par le Conseil fédéral)? Quand on possède du bétail, on a tout intérêt à en passer par la case des quelque 600 marchés publics organisés chaque année à travers la Suisse. Dans le Jura, il y en a 35 répartis sur les trois districts, à Porrentruy, Saignelégier et Glovelier. Cela prend du temps et de l’énergie, certes, mais ça paie.
En nombre pour un mois d’août
C’est à Glovelier que nous nous rendons en ce premier lundi du mois d’août. Si de nombreux troupeaux sont en estivage dans les pâturages, le nombre de bêtes présentées s’avère tout de même significatif, environ 140 bovins au final, supérieur aux pré-inscriptions. En conséquence, prévenus chaque semaine par l’interprofession suisse de la filière viande Proviande, le nombre d’acheteurs à s’être déplacés est également important: les conditions sont ainsi réunies pour que les affaires soient bonnes.
De la compassion pour les Savoyards
Le principal sujet de conversation, avant même de passer au Café de la Poste voisin, est bien sûr la dermatose nodulaire contagieuse (DNC) qui sévit en France voisine, et dont la Suisse espère se prémunir après avoir vacciné les troupeaux dans ses cantons frontaliers (Valais, Genève et une partie du canton de Vaud). Directeur de la chambre d’agriculture cantonale Agrijura et vice-président de l’organisation faîtière nationale CIMP (Communauté d’intérêt des marchés publics de bétail de boucherie), François Monin discute avec chacun. "On n’a, fort heureusement, pas de répercussion de cette DNC pour l’instant, contrairement à l’épidémie de langue bleue de l’an dernier, pour laquelle nous étions géographiquement en première ligne et qui interdisait aux éleveurs de vendre sur nos marchés publics."
Un ballet parfaitement rôdé
Ici les agriculteurs ont rassemblé leurs bêtes à partir de 7h30, et à partir de 8h15 le Service jurassien de l’économie rurale et le directeur d’Agrijura assurent le contrôle des papiers, notamment la traçabilité sanitaire de l’animal, à jour, dans la BDTA, la Banque de données sur le trafic des animaux. Une fois le bovin passé sur la balance, des experts de Proviande établissent son prix plancher, se basant sur une grille de tarifs de référence, entendue par label (AQ-Viande, IP-Suisse, Bio) et communiquée tous les 15 jours. Pour ce faire, ils scrutent l’état de santé, la charnure, la graisse, l’évolution en fonction de l’âge. Puis c’est au tour du commissaire-priseur d’arbitrer les enchères.
Et un revenu en forme de camembert
"Sur cette tabelle Proviande, il peut déjà y avoir 2 à 3 francs de différence au kilo d’une bête à l’autre", détaille François Monin. "Puis les enchères amènent encore parfois 80 centimes ou 1 franc au kilo, soit 10 ou 20% de supplément à l’éleveur. Lequel touche aussi une prime cantonale d’encouragement à se rendre sur ces marchés, avec des bêtes élevées pendant au moins quatre mois sur l’exploitation. Pour le Jura, cette subvention varie actuellement de 70 à 110 francs en fonction du cas de figure." Notons qu’à chaque discussion d’un parlement cantonal sur son budget, partout en Romandie, cette prime (ou ses équivalents) est de facto un enjeu. Et relevons aussitôt que, pour le vendeur, la plus-value d’une transaction sur ces marchés publics peut aller de 200 à pas loin de 1'000 francs par animal… avec ce que ça suppose de rentrées fiscales pour son canton!
Ménager les animaux via des formations spécifiques
A Glovelier, ces vendeurs sont Jurassiens à 98%, tandis que les acheteurs sont venus de toute la Suisse. S’ils en font un commerce à part entière, ces derniers doivent être titulaire d’une patente de marchand de bétail, délivrée par le canton où le siège commercial est établi. Idem pour les bouchers qui assurent l’abattage. Quant au transport et au traitement des animaux, ils sont également conditionnés à une formation spécifique indépendante, reconnue par l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires. Tout ça bien entendu pour que les bêtes soient traitées avec ménagement, et pour éviter la propagation d'une éventuelle épizootie.
Les abattoirs passent commande
Il y a ensuite trois cas de figure. Les acheteurs, parfois éleveurs eux-mêmes, peuvent vouloir encore nourrir les animaux quelques semaines, ou bien les revendre pour qu’ils soient engraissés par d’autres. Mais plus de 90% du bétail est revendu, dans la journée, aux abattoirs. Ces derniers peuvent choisir de passer commande aux acheteurs en fonction de leurs besoins. Cela génère, bien sûr, une plus-value pour l’intermédiaire entre le marché public et l’abattoir, qui varie en fonction du rendement en viande de l’animal. Mais ce qui est intéressant ici c’est donc que cette plus-value existe aussi pour l’éleveur, dès l’étape du marché public de bétail. On l’appelle «surenchère», et toutes sont prises en compte dans le calcul, et la fluctuation permanente, des fameux tarifs planchers de Proviande.
Des tarifs records car l’offre suisse ne suffit pas
"Globalement les prix du bétail de boucherie sont excellents en ce moment", relève le directeur d’Agrijura. "Rien que les prix indicatifs ont augmenté de 30 à 40 centimes le kilo sur un an. On atteint des records. Ici, les anciens peuvent vendre des vaches à 4'000 francs qu’ils ont pu vendre à moins de 1'000 francs dans les années 1990 suite à la crise de la vache folle. La hausse a été régulière sur les 20-25 dernières années, et en 2025, avec l’augmentation de la population suisse, il se trouve qu’on mange toujours autant de viande voire un peu plus, et qu’avec un cheptel laitier sensiblement en baisse grâce aux progrès de la génétique, on n’élève pas assez de vaches par rapport à ce que l’on consomme."
Des importations liées à la production indigène
La viande suisse, valorisée par des labels exigeants, est de surcroît recherchée car elle donne droit à des parts des contingents d’importations. Si la moitié de ces contingents est mise aux enchères pour de grands transformateurs, comme Bell (pour Coop) et Micarna (pour Migros), le reste est en partie accordé en compensation des «prestations indigènes». "En clair, ça veut dire qu’un marchand de bétail suisse, qui vient par exemple chez nous et qui fait du volume, va avoir droit ensuite à une petite part d’importation", explique François Monin. "On lie ainsi les droits d’importation avec la production indigène. Ça a fait ses preuves depuis une vingtaine d’années, et, même avec les variations saisonnières de l’offre et de la demande, cela participe à l’attrait de ces marchés locaux de bétail."
Investiguer l’accord avec le Mercosur
Un mot de l’accord de libre échange avec les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay, Venezuela, Bolivie), qui leur accorderait l’autorisation d’exporter annuellement vers la Suisse 3'000 tonnes de viande sans payer de droits de douane. Ce volume se répercuterait dans nos contingents d’importations, mais il reste à déterminer ses conséquences sur les équilibres en place. "Dans la situation actuelle, tant que l’offre en viande suisse n’est pas suffisante, cela n’aura aucune incidence" rassure François Monin, "mais il faudrait s’en assurer sur le moyen et le long terme. Ces calculs sont en train d’être faits."
Le domino des coupes fédérales
Plus immédiates sont les implications du paquet d’allègements budgétaires 2025 de la Confédération. Il s’est ressenti sur la dotation des organisations qui assure un contrat de prestation. Proviande est ainsi concernée, et a dû répercuter quelque 150'000 francs de baisse sur les marchés de bétail. Ainsi, depuis le 1er janvier, décision a été prise par la CIMP de facturer le déplacement des taxateurs sur les marchés réunissant moins de 50 bêtes. Certaines dates risquent de passer à la trappe. Et pour ce qui concerne d’autres subventions coupées aux organisateurs de ces marchés, elles ont dû être en partie compensées auprès des participants. Point positif cependant: contrairement à l’élevage de chevaux (lire notre article de la semaine dernière), il n’y a pas d’autres restrictions fédérales dans le pipe-line pour 2026.
Le potentiel de la transparence
Dernière chose: les paiements ne se font plus ici en liasses de billets. Agrijura assure l’interface par virements bancaires sous 10 jours. François Monin encore: "L’éleveur peut bien sûr tout à fait préférer se rendre directement à l’abattoir, ou demander au marchand de venir à son étable, sans avoir à déplacer ses animaux. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans la majorité des cas. Mais chacun se renseigne, ou devrait se renseigner, pour savoir où il fera les meilleures affaires et pourra sensiblement améliorer son revenu annuel. Bien que cela représente des contraintes, cette transparence totale sur les prix nous incite à développer la part de ces marchés en place publique. Et si le modèle, pour d’évidentes raisons logistiques, n’est pas facilement duplicable pour d’autres filières agricoles, c’est aussi une excellente chose en termes d’image: nous n’avons rien à cacher, chacun peut venir le constater."
Etienne Arrivé/AGIR

