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Le vin suisse face à la réalité du marché
Partout dans le monde, la consommation de vin recule, et la Suisse n’échappe pas à la tendance. En 2024, selon l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG), les Suisses ont bu environ 170 millions de litres de vin, soit une baisse globale de 8% sur un an. Sur ce total, 77 millions de litres ont été produits dans notre pays, tandis que 93 millions de litres ont été importés, principalement d’Italie, de France et d’Espagne.
Concrètement, ces importations sont encadrées par un contingent tarifaire instauré en 1970, puis adapté dans les années 1990 pour se conformer aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ce dispositif autorise l’importation de vins étrangers avec des droits de douane réduits, jusqu’à hauteur de 170 millions de litres par an, un plafond qui n’a toutefois jamais été atteint. Mais confrontés aux difficultés du marché, les milieux viticoles suisses réclament davantage de protection et un durcissement des conditions d’importation.
Des projets fédéraux ravivent le débat
À Berne, deux pistes sont actuellement étudiées pour éventuellement adapter ce régime d’importation des vins étrangers. La première, étudiée par un groupe de travail initié par le conseiller fédéral Guy Parmelin et encadrée par l'OFAG, fait suite à une demande de l’association Vignoble Suisse. Elle vise à réserver une partie du volume total autorisé à l’importation aux entreprises qui soutiennent activement la production nationale. Par exemple, un importateur qui commercialise aussi du vin suisse obtiendrait une part de contingent contrairement à un acteur exclusivement tourné vers les vins étrangers.
Une seconde piste consisterait à mettre aux enchères les volumes d’importation. Les entreprises intéressées achèteraient alors le droit d’importer une quantité donnée de vin, à un prix fixé lors de ventes organisées par la Confédération.
Deux projets qu’Olivier Savoy, secrétaire général de l’Association suisse du commerce des vins (ASCV), ne considère pas comme bénéfiques. Selon lui, ils comporteraient l’un et l’autre le risque de complexifier le marché et de favoriser les grands groupes. "Cela donnerait encore plus de pouvoir aux acteurs déjà dominants, et les petits importateurs, les restaurateurs ou les cavistes auraient de la peine à suivre", assure-t-il, en rappelant qu’un système d’enchères similaire avait déjà été testé dans les années 1990: "Les commerçants ne savaient plus combien de vin ils pouvaient importer, les prix s’étaient envolés et des sociétés écrans d'importateurs en avaient profité. C’était un chaos total."
Les cantons viticoles romands se mobilisent
Plusieurs cantons viticoles romands se mobilisent également pour défendre la production nationale. Dans le canton de Vaud, le Grand Conseil a adopté en septembre 2025 une résolution demandant au Conseil fédéral de revoir le mode d’attribution des parts d’importation, afin de privilégier les acteurs qui valorisent le vin suisse. À Genève, deux résolutions votées à la fin de l’été 2025 vont dans le même sens. La première pointe la perte de terrain du vin suisse sur le marché national et invite le Conseil fédéral à agir. La seconde demande une révision rapide du système de contingentement afin de réserver les parts d’importation aux acteurs qui soutiennent la production nationale.
En Valais, plusieurs interventions politiques récentes appellent à un soutien fédéral plus concret pour une branche confrontée à la chute des ventes et à la pression des importations. Et à Neuchâtel, une résolution adoptée en 2021 plaidait déjà pour un encadrement plus strict des quotas, préfigurant les débats actuels.
"Toutes ces démarches traduisent une préoccupation légitime", poursuit Olivier Savoy, juriste et économiste de formation. "Mais elles ne doivent pas faire oublier l’essentiel: la priorité est de comprendre l’évolution du marché et des consommateurs, afin d’adapter la production et le positionnement du vin helvétique à une demande en pleine mutation. Le problème du vin suisse ne se réglera pas uniquement par des ajustements administratifs."
Un marché en mutation profonde
La baisse de consommation du vin ne date pas d’hier: on l’observe depuis la fin des années 1990 et elle s’accentue d’année en année. La pandémie de Covid-19 a temporairement masqué cette tendance. Les consommateurs ont bu davantage de vin à la maison pendant la fermeture des restaurants, mais l’effet n’a duré que quelques mois. "Certains ont cru à une reprise durable, mais c’était un simple soubresaut", constate Olivier Savoy. Ainsi, dès 2021, les ventes ont repris leur déclin, revenant en 2023 au niveau d’avant la crise sanitaire. Depuis, la guerre en Ukraine, l’inflation et la baisse du pouvoir d’achat ont également pesé sur les produits considérés comme non essentiels. Le vin, perçu comme un plaisir occasionnel, en paie directement le prix.
Mais au-delà de ces causes conjoncturelles, Olivier Savoy pointe une évolution culturelle plus profonde. Les jeunes générations consomment moins, de façon plus ponctuelle et plus éclectique. "On est dans une logique d’expérimentation, pas de fidélité. Aujourd’hui on veut essayer, demain on change", résume-t-il. Cette évolution s’accompagne également d’une concurrence toujours plus large: bières artisanales, spiritueux légers, boissons énergisantes ou aromatisées. "Le vin n’est plus seul en concurrence avec le vin: il se mesure à tout ce qui se boit. On doit en tenir compte", résume encore le secrétaire général de l’ASCV.
Les goûts évoluent
À cela s’ajoute une évolution plus ancienne, enracinée dans l’histoire du marché suisse. "Pendant longtemps, le vin blanc venait du pays et le rouge de l’étranger, surtout de France", souligne Olivier Savoy. "Cette répartition presque naturelle s’est effacée avec la libéralisation du commerce dans les années 1990." Aujourd’hui, près des deux tiers des vins bus en Suisse sont importés.
Mais les racines du changement datent d’avant encore. Olivier Savoy évoque ce qu’il appelle "l’italianità du vin", née dans les années 1970: une manière plus méditerranéenne et conviviale d’en boire, inspirée par la gastronomie, les voyages et la culture italienne. "C’est toute une génération qui a découvert le vin à travers l’Italie", rappelle-t-il. Prosecco, rouges toscans ou piémontais ont durablement façonné les goûts et associé le vin à la convivialité et à la douceur de vivre.
Aujourd’hui encore, cette influence reste forte, tandis que les traditions locales peinent à franchir les frontières linguistiques, poursuit le secrétaire général de l’ASCV. "En Romandie, les producteurs misent sur les cépages autochtones et la proximité, mais les vins romands peinent souvent à trouver leur public outre-Sarine. Le pinot noir valaisan, par exemple, ne correspond pas forcément aux attentes de Zurich", observe Olivier Savoy.
Changer de regard
Au-delà des chiffres et des contingents, l’économiste appelle donc à un véritable changement de regard. "Le vin suisse ne peut plus se définir uniquement par la défense de son marché; il doit retrouver une identité claire et une place vivante dans la vie des consommateurs", dit-il. "Il faut que le vin redevienne une expérience, pas seulement un produit."
Selon lui, les solutions administratives ou protectionnistes peuvent certes soulager la filière à court terme, mais elles ne répondent pas à l’évolution des goûts ni à la concurrence croissante des autres boissons. "Le défi est d’adapter le vin suisse au monde qui l’entoure: comprendre les attentes, moderniser le discours et rendre visibles ses atouts". "La clé", insiste-t-il, "réside dans la capacité du secteur à traduire l’excellence suisse en une proposition culturelle forte et cohérente."
Penser le vin suisse à long terme
Cette évolution de perspective s’inscrit dans un travail de fond mené par l’Association suisse du commerce du vin, qui réfléchit depuis plusieurs années au positionnement du vin helvétique dans un marché en mutation.
Le groupe de travail mis en place explore aussi bien la production — adaptation des cépages, durabilité, volumes — que la commercialisation: distribution, communication, cohérence nationale. Olivier Savoy, qui participe à ces discussions, insiste sur la nécessité d’inscrire cette démarche dans le long terme. "On ne peut pas raisonner sur cinq ans, alors qu’entre le moment où l’on plante la vigne et la bouteille, il s’écoule souvent une décennie", souligne-t-il.
C’est dans cet esprit que la filière a décidé de prolonger son horizon stratégique jusqu’en 2040, afin d’aligner la réflexion sur les cycles viticoles et les transformations structurelles du marché. Cette vision à long terme doit permettre de mieux observer les comportements d’achat, d’anticiper les mutations de la demande et de renforcer la coordination entre régions. "Le secteur a besoin de stabilité et de lisibilité, pas d’une succession de mesures conjoncturelles", conclut Olivier Savoy.
Pascale Bieri/AGIR

