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Les articles d'AGIR
L’IA au service des champignons… et des cueilleurs
Dans une ancienne boulangerie de Cully (VD), au cœur du Lavaux, une petite équipe d’ingénieurs travaille depuis 2021 sur un secteur agricole où la technologie est encore peu présente: la culture de champignons. Entre les murs réaménagés de ce caveau, ils ont mis au point un outil qui, grâce à l’intelligence artificielle (IA) notamment, permet de faciliter le travail des cueilleuses en projetant un repère lumineux sur les champignons prêts à être récoltés. L’objectif: améliorer la productivité sans modifier l’organisation des exploitations ni recourir à des machines lourdes, complexes et onéreuses.
De la gestion de congrès aux champignons
L’histoire de MycoSense commence loin des halles industrielles climatisées et des substrats où poussent les champignons produits pour la grande consommation. Stéphane Doutriaux, un de ses fondateurs -diplômé en microélectronique et passionné par l’intelligence artificielle-, a travaillé durant vingt ans dans les technologies de pointe avant de créer, en 2007, une entreprise à Lausanne spécialisée dans la gestion de données pour les congrès.
Il la revend dix ans plus tard, puis accompagne des start-ups à travers les programmes Innosuisse et VentureLab. C’est dans ce cadre-là qu’il croise un projet visant à automatiser la récolte des champignons par des robots. Le projet, trop complexe, trop cher, échoue. Mais une autre idée germe dans l'esprit de l'ingénieur: et si, plutôt que de remplacer les cueilleuses (le métier est essentiellement féminin), on leur donnait un outil pour travailler mieux et plus vite?
Un projecteur d’IA sur le lit de culture
C’est ainsi qu’est né le Spotlight: un petit boîtier qui se fixe sur les chariots utilisés pour la récolte de champignons de Paris. Équipé de deux caméras, d’un laser infrarouge et de deux projecteurs vidéo, cet appareil scanne en temps réel la surface du substrat —c'est-à-dire le lit de culture, cette couche organique où poussent les champignons, généralement disposée sur des étagères— afin de repérer les spécimens arrivés à maturité. A ce moment-là, le boîtier projette une lumière (sous forme de figures, de chiffres, de texte ou de codes couleur) directement sur les champignons prêts à être cueillis, et indique dans quel bac les placer, en fonction du calibre souhaité par le client.
Le système, qui calcule en permanence sa position dans l’espace, permet aussi de signaler les zones à éviter en cas de contamination. Résultat: la productivité augmente jusqu'à 30%. Par ailleurs, le Spotlight a été repéré par Microsoft. Le géant américain de la Tech a en effet sélectionné, cette année, MycoSense et son application parmi les trois projets d’intelligence artificielle les plus innovants. Une reconnaissance rare, et qui plus est, unique dans le secteur de l’agriculture.
Un secteur qui manque de bras
Ce projecteur intelligent répond d’autant plus à un besoin que la consommation du champignon de Paris, reconnu pour ses multiples qualités nutritionnelles, est en augmentation constante depuis plusieurs années. Plus de 9'000 tonnes sont consommées, par an, en Suisse. Et les producteurs peinent à suivre la demande: la main-d’œuvre est rare, et le rythme imposé par la croissance rapide des champignons ne laisse pas de marge d’erreur. « Un champignon double de volume en 24 heures. Il faut le cueillir avant qu’il ne s’ouvre. Trop tôt, il est trop petit. Trop tard, il devient invendable», résume Stéphane Doutriaux.
L’outil développé à Cully permet donc de faire face à cette réalité, bien spécifique, sans changer l’organisation générale du travail. Les chariots restent les mêmes. Les gestes aussi. En revanche, la vitesse augmente, et les erreurs diminuent. L’impact sur les conditions de travail est également bien réel: «Les cueilleuses sont non seulement plus rapides, mais aussi moins fatiguées à la fin de la journée, car elles n’ont plus à analyser chaque champignon séparément. Le fait de supprimer ces microdécisions permanentes rend cette activité moins pénible. Elle permet aussi aux travailleuses d'augmenter leur revenu, puisqu'elles sont généralement rémunérées en fonction de ce qu'elles récoltent», ajoute le fondateur.
Un logiciel pour optimiser toute la chaîne
En complément du Spotlight, MycoSense a conçu un logiciel de gestion, Harvest Manager, qui permet de planifier les cycles de production, l’organisation des équipes, les chambres de culture et les livraisons. Il peut aussi ajuster automatiquement le poids à récolter en fonction de la date de livraison prévue, car les champignons perdent de l’eau pendant le stockage: «Une barquette de 250 grammes, commandée par la grande distribution, doit obligatoirement peser 250 grammes à la réception. Il faut donc anticiper la déshydratation entre le moment de la récolte et celui de la livraison», explique Stéphane Doutriaux.
Ce logiciel tient également compte des autres spécificités de la production: une croissance très rapide, des cycles courts, et un mode de récolte par vagues successives. Dans une même salle, les champignons n’arrivent pas tous à maturité en même temps, mais poussent par volées, espacées de quelques jours.
Peu d’investissement dans le champignon
Aujourd'hui, le marché occidental du champignon de Paris frais, cueilli à la main, est estimé à plus de 20 milliards de dollars. Un chiffre important, mais sans commune mesure avec les grandes cultures comme le blé, le soja ou le maïs. Résultat: peu de fonds d’investissement s’y intéressent et peu de solutions techniques ont été développées. «Dans les trente dernières années, il n’y a pratiquement pas eu d’innovation dans ce secteur. C’est resté un angle mort», dit encore Stéphane Doutriaux, qui s’est donc engouffré dans ce vide avec succès. Et qui garde la volonté de maintenir le contrôle sur chaque étape de production de l’outil.
Tous les Spotlight sont assemblés dans les locaux de Cully. L’entreprise, aujourd’hui composée d’une équipe de dix ingénieurs et une technicienne, conçoit ses propres composants, les fait produire en Suisse, en France, en Allemagne ou en Chine, puis réalise le montage, la programmation, la calibration et les contrôles qualité sur place.
Commercialisé depuis mars 2024, ce système est déjà utilisé dans une trentaine d’exploitations, en Australie, Nouvelle-Zélande, Irlande, Angleterre, Canada, États-Unis, France, Allemagne, Pays-Bas et Suisse, où le principal partenaire est Wauwiler Champignons. Ce producteur, basé près de Lucerne, a accueilli les premiers prototypes dès 2022 et reste à ce jour le principal site pilote. Des ingénieurs de MycoSense s’y rend toutes les deux semaines pour tester de nouvelles fonctionnalités. Quant à Stéphane Doutriaux, il a également reçu des demandes pour adapter son projecteur à la récolte des pommes. Mais pour l’heure, il préfère rester concentré sur les champignons, car dit-il, il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine.»
Pascale Bieri/AGIR
