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Manger équilibré, un bras de fer dans les affaires
"Nous tirons tous à la même corde, mais pas tous avec la même vigueur, et ce malgré les immenses coûts de santé engendrés." Le mot de la fin est signé du directeur de la FIAL, Lorenz Hirt, en clôture de cette journée bernoise qui aura vu la longue canicule enfin céder à la pluie. Et d’ajouter, comme un pied de nez aux droits de douane trumpiens (pour notre part, à défaut de mieux, on vous prescrit un bon «târiffffsss!» à hurler dans un raclement de gorge…): "En Suisse, ça ne suffit pas de changer un président pour faire avancer nos dossiers".
L’ultratransformé ultramédiatisé
Certes, mais de quels dossiers a-t-on parlé ce mercredi-là? D’abord, de la définition et des diverses perceptions des aliments «ultratransformés». Selon le professeur David Fäh, du département santé de la Haute école spécialisée bernoise, ce terme s’est diffusé à une vitesse exponentielle depuis 2015, suivant la classification NOVA mise au point, en 2009, par des chercheurs de l’université de Sao Paulo, au Brésil. Ce classement ne tient pas compte de la composition des produits en nutriments, mais répartit les aliments en quatre groupes, en fonction du degré de transformation des matières dont ils sont constitués: aliments peu ou non transformés, ingrédients culinaires (obtenus par pressage, raffinage ou meulage), aliments transformés, aliments ultratransformés.
Les limites de NOVA
Sans entrer dans le détail, complexe, de ce qu’elles recouvrent, ces catégories ont, pour le professeur Fäh, des limites. Il n’y a toujours pas de définition scientifique contraignante pour le terme ultratransformé, si bien que la catégorie NOVA 4 correspond en résumé à «des transformations que vous ne pourriez pas faire à la maison», à des processus chimiques ou biologiques qui n’ont pas d’utilité pour la conservation, mais davantage pour la cosmétique. On pourrait ainsi comparer cette «ultratransformation» à de la chirurgie esthétique. Est-elle nécessairement préjudiciable pour la santé? L’expert de la HES bernoise constate que les NOVA 4 sont en général aussi classés en Nutri-scores C, D et E, mais qu’il y a des exceptions. Ainsi la viande, NOVA 1, peut être classée C en raison de son taux de graisse, alors que ses substituts ultratransformés, NOVA 4, sont classés A.
Une jungle, des constats
Etant donné les controverses suscitées par le seul Nutri-score, on visualise immédiatement la jungle impénétrable se dressant devant le consommateur également intéressé par la répartition NOVA. Pourtant des enseignements font consensus, y compris parmi les industriels de l’alimentation. On peut manger de tout, mais dans le cadre d’un régime équilibré, lequel se trouve précarisé par notre rythme de vie ou notre pouvoir d’achat. La consommation d’aliments ultratransformés, potentiellement plus mous et moins «mastiquables», a tendance à augmenter la vitesse à laquelle nous mangeons, et à retarder le décisif sentiment de satiété, surtout s’ils sont faibles en protéines. Et comme ces aliments sont aussi moins bien classés d’un point de vue nutritionnel, la prise de poids et ses conséquences sur notre organisme font forcément partie des effets délétères en bout de chaîne. Dernière grande inconnue: la science ne connaît pas encore bien les effets de long terme d’un régime combinant plusieurs produits chimiquement ultratransformés (on parle ici de clusters). Les pays anglo-saxons en feront l’expérience les premiers, eux qui figurent en tête pour leur consommation.
De l’utilité des transformations
Pourtant, et cela nous mène vers le second débat de la journée, force est de constater que le degré de transformation de notre nourriture va augmenter. On le voit pour les sportifs et, de plus en plus, pour répondre aux carences en nutriments qu’identifie la science dans la population. Ainsi de la carotte transformée qui permet de consommer davantage de bêta-carotène que des carottes crues. Des effets positifs sont aussi évidents pour assurer une sécurité alimentaire de base aux régions du monde les plus pauvres: quand vous ne disposez pas d’une chaîne du froid convenable, vous êtes bien content de profiter d’aliments qui se conservent mieux dans des emballages sûrs.
Cibler les calories, changer d’algorithmes
Au final, le professeur Fäh a donc émis le vœu qu’une classification plus simple, ciblant les calories, soit mise en place. Que tout un chacun puisse enfin parvenir à comprendre s’il consomme trop ou pas assez. "Une classification comme au Canada, qui indique la teneur en sel et en sucre, paraît très pertinente", explique David Fäh. "Réduire la teneur en sel est par exemple un vrai enjeu dans les snacks, celle en sucre dans les boissons ou les yogourts, et si on pouvait le mettre en évidence avec d’autres algorithmes, en pointant aussi les additifs inutiles, très présents dans l’alimentation des enfants, ce serait bien plus pertinent pour le consommateur que la classification NOVA ou que le Nutri-score."
Déclaration de Milan renforcée
Reste donc cette question des efforts de l’industrie pour réduire les teneurs en sucre ou en sel. Si parler des additifs est insuffisant, si les classifications des produits sont trop diverses pour être claires, tous ou presque, en Suisse, s’accordent pour dire qu’une marche raisonnée dans cette direction portera ses fruits. C’était déjà l’objectif, en 2015, de la Déclaration de Milan, signée sur le pavillon suisse de l’expo universelle. Et en effet, après dix ans, les céréales produites par nos principales entreprises contiennent 40% de sucre en moins, 13% pour les yogourts, 10% pour les sérés, 14% pour les boissons lactées et 13% pour les boissons rafraîchissantes. La semaine dernière, la conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider est venue annoncer que ce protocole, toujours non contraignant, serait renforcé. De nouveaux objectifs ont été fixés, et l'Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV) vérifiera en 2028 s’ils ont été atteints.
"Sans sucre nous n’existerions plus"
"Nos recettes sont constamment optimisées dans ce sens", a plaidé mercredi le responsable de la division Suisse du groupe Emmi, Marc Heim. "Et il n’y a pas chez nous de sucres cachés. Mais il faut aussi avoir en tête que nous n’existerions probablement plus si nous ne vendions que des produits sans sucre! Il faut savoir que quand, sur certains produits, nous avons baissé de 30% la teneur en sucre, cela n’a pas marché: on ne les a pas vendus. Alors nous respectons les recommandations officielles, mais c’est surtout la quantité consommée qui est décisive. Et c’est donc à chacune et à chacun, et à nous évidemment chez Emmi, d’aller vers le mieux et de produire plus sainement pour les futures générations."
"Un comportement pas toujours rationnel"
Même son de cloche chez les autres acteurs présents sur scène lors de cette journée dédiée. "Aujourd’hui, une majorité de consommateurs sait qu’il faudrait manger moins de sucre, davantage de fibres, etc. Mais est-ce qu’elle le fait?" a interrogé Miriam Richter, responsable de la direction alimentation des supermarchés Migros. "Nous, les distributeurs, pouvons influer avec des propositions positives, aussi via de nouveaux produits. Les fruits et légumes sont chez nous toujours à l’entrée du magasin. Mais même en agissant sur les prix, même en investissant dans l’information, ce sont nos yogourts au chocolat et une boisson énergisante qui caracolent encore en tête des produits les plus vendus. Donc ce n’est pas toujours rationnel. Notre intérêt s’avère double: que les consommateurs soient mieux informés, et en même temps que nos denrées aient un bon goût, sans quoi elles ne seront pas choisies et pas vendues."
Pour la Fédération romande des consommateurs, sa directrice Sophie Michaud Gigon, par ailleurs conseillère nationale verte vaudoise, a demandé "des produits moins compliqués pour qu’on puisse mieux s’y retrouver, et une intervention de la Confédération pour limiter le marketing visant explicitement les enfants et adolescents sur les plateformes numériques".
Le sel de la discorde
Quant au sel, c’est pour l’instant l’angle mort des discussions entre industriels et pouvoirs publics. Le Département fédéral de l’intérieur déplore que seul Aldi Suisse soit aujourd’hui disposé à baisser les taux de sel dans ses aliments transformés, en particulier dans les pizzas et les plats cuisinés. Il reste en contact avec les autres entreprises, mais concède qu’"une régulation juridique n'est actuellement pas prioritaire". Egalement orateur de cette journée, Michael Beer, vice-directeur de l'Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (et ancien de chez Novartis), décrit "une autorégulation pour le sel ou pour la publicité qui ne fonctionne pas".
"La RSE, oui, mais vous devez vendre"
"Les entreprises parlent beaucoup de leur responsabilité sociétale ou RSE, mais la réalité c’est que vous devez vendre. Il y a tant de technologies qui permettraient de réduire la teneur en sel! Moi j’adorerais recevoir, demain matin, 20 mails d’entreprises présentes ici dans la salle, qui me disent qu’elles s’engagent dans le domaine du marketing visant les enfants… mais je sais pertinemment que ça ne sera pas le cas. Economie, consommatrices et consommateurs, politique: c’est un cercle. Il faut une collaboration entre les acteurs, et il faut du temps pour amener les consommateurs, qui ont des exigences, avec soi."
Et le représentant de la Confédération d’avancer quelques chiffres: "Ce n’est pas par plaisir que 2,2 millions de personnes en Suisse, chaque année, souffrent de maladies non transmissibles, qui coûtent 50 milliards de francs par an au pays. On doit donc continuer ensemble, mais pour vendre des produits plus sains."
Etienne Arrivé/AGIR

