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Les articles d'AGIR
Une flotte en liège pour les nids d’oiseaux
"On sait qu’il y a actuellement des gens qui détruisent tout simplement les nids, même si c’est interdit par la loi, alors on voudrait se rendre utiles, en répondant à un réel problème, pas seulement en Suisse mais aussi dans les pays voisins." Jérémy Suchet, 26 ans, et son associé Jeremy Loup, 24 ans, sont convaincus d’avoir trouvé la parade pour concilier nautisme et respect de la législation fédérale sur la protection des oiseaux sauvages. "En général les Suisses font tout de même preuve de civisme", poursuit le premier, "et certains ont les moyens de consacrer un peu d’argent pour se prémunir, grâce à nos plateformes, d’un blocage de leur embarcation sur les rives. Sachant qu’il y a environ 100'000 bateaux privés sur nos lacs, on se dit que le marché existe. Et il est vertueux, pour la cohabitation avec ces oiseaux vulnérables."
Pas un petit problème saisonnier
Le problème est le suivant: grèbe huppé et foulque macroule, deux espèces naturellement présentes dans nos ports, ont une forte tendance à installer leurs nids, jusqu’à trois fois par an pour un même couple, directement sur les bateaux. Il est alors interdit, sous peine d’amende, d’y toucher, jusqu’à ce que les petits quittent cet abri. Soit une période d’environ 30 jours à chaque fois. "Ce n’est pas un petit problème saisonnier", poursuit Jérémy Suchet. "On en parle depuis les années 2010. Il y avait eu un projet dans le port de Vidy, à Lausanne, avec des plateformes installées sous les pontons. Mais quand le niveau du lac était trop haut, il n’y avait plus assez d’espace pour eux. Et puis ça ne s’adressait pas aux propriétaires de bateaux, alors qu’ils sont les premiers concernés."
Un cours conjoint EPFL-ECAL
A ce stade, il faut expliquer que les deux étudiants (et même trois au départ) ont planché sur ce concept dans le cadre d’un cours 2023-2024, réunissant des élèves de l’EPFL et de l’ECAL, et intitulé «design pour la durabilité». Durant une petite année universitaire, ils devaient développer un projet sur le thème de la cohabitation inter-espèces. D’autres ont imaginé construire des maisonnettes pour chauve-souris à installer sur les toits, d’autres encore des briques en béton munies de nichoir à martinets, à implémenter dès la construction d’un bâtiment. Mais les deux Jérémy sont les seuls à avoir poussé plus loin, jusqu’à la phase de commercialisation.
"Ils n’aiment pas sauter"
"Ce qui nous distingue par rapport à d’autres projets favorables à la faune", résume Jérémy Suchet, "c’est que l’on répond à un vrai problème pour les humains. Celui qui y est confronté n’a pas le choix." L’autre Jeremy, plus spécialement en charge du design, a mené son enquête: "Pour ce qui est des oiseaux d’eau, on a uniquement trouvé une entreprise scandinave qui fabrique une structure fixe, déjà garnie de branches, plus haute et donc moins favorable car, comme nous l’ont dit les ornithologues, ces espèces-là n’aiment pas devoir sauter pour accéder à leur nid. Grèbes huppés et foulques macroules apprécient que leur nid soit instable, car cela correspond à leur nidification naturelle, généralement sur des roseaux qui bougent avec le vent."
Faire la synthèse des témoignages
Le matériau de fabrication retenu sera le liège, pour l’instant du liège aggloméré de 4cm d’épaisseur. "On s’est approché d’une étudiante en ornithologie, à Genève, qui avait déjà essayé de fabriquer des nids pour les grèbes. Mais en fibre naturelle et sans doute trop petits, ou bien mal positionnés, ils n’avaient pas convaincu les oiseaux. Et puis les gardes-faune nous ont signalé que des plaisanciers mettaient parfois des bouées de sauvetage, ou des planches en Sagex à côté de leur embarcation, et qu’ils avaient ainsi accueilli des nids. Tous ces témoignages ont orienté nos réflexions."
Prix FIT et fournisseur portugais
A défaut de chêne-liège suisse, ils ont trouvé leur fournisseur au Portugal. "Ce pays produit 70% du liège au niveau mondial", explique Jérémy Suchet. "Grâce au prix de la Fondation pour l’innovation technologique (FIT), une enveloppe de 10'000 francs qu’on nous a décernée au début de l’automne, on a pu, entre autres, se rendre sur place lors d’une foire aux matériaux de construction, et on a passé commande auprès d’un fournisseur basé au sud de Porto. On a ensuite acheté une partie des machines nécessaires pour une première production de 40 plateformes, que l’on a finalisée par nous-mêmes ce printemps 2025."
Fabrication en ateliers protégés
"On voulait aussi que les pièces soient suffisamment simples pour être usinées et assemblées par des ateliers protégés", complète Jeremy Loup. "En l’occurrence on travaille désormais avec la Fondation St-Hubert à Martigny, qui vient de nous livrer ses premiers exemplaires. Ils sont maintenant en charge d’une commande d’une centaine de pièces."
Vient le moment de répondre à ceux qui s’imaginent que leur produit ne fera qu’accentuer les problèmes rencontrés dans nos ports. Si Jérémy Suchet est très conscient des nuisances du grand cormoran, "nos plateformes ne lui serviront pas car c’est une espèce qui niche dans les arbres. Et au pire, le liège plongerait sous son poids".
Ils mangent les moules quaggas
"En revanche, ce que l’on a appris auprès des ornithologues, c’est que le grèbe huppé mange les moules quaggas. Donc non seulement on n’attire pas davantage d’oiseaux dans les ports -ils sont là de toute façon et se partagent le territoire en se nourrissant des poissons les plus communs-, mais encore on participe à l’élimination de ces moules. Pas de façon massive, bien sûr, mais en tout cas, ça ne va pas à l’encontre du nettoyage actuellement nécessaire. D’autant que, question place nette, ces oiseaux utilisent aussi des déchets, comme des algues, pour faire leur nid."
Six communes déjà clientes
Les deux jeunes, sur le point d’obtenir, pour l’un son Master d’ingénieur en robotique, pour l’autre son Bachelor en dessin industriel, envisagent-ils finalement de faire de leur startup un job à part entière? "Il faut voir comment cela répond auprès des particuliers. Jusqu’à maintenant, on ne s’était adressé qu’aux communes. Avec l’appui de BirdLife, six d’entre elles, dans la région lémanique, nous ont acheté des plateformes: St-Prex, Morges, Nyon, Crans, Prangins et Rolle. Aujourd'hui on est sur le point de passer une nouvelle commande de liège, mais on cherche aussi à rationaliser les coûts. Avec une plateforme vendue 189 francs l’unité, mais qui pourrait être augmentée à 219 francs en raison de l’augmentation du prix de la matière première, on a conscience de demander un vrai investissement. Cela dit, il faut aussi considérer qu’un mois d’immobilisation de son bateau, pour un propriétaire, ça revient cher."
D’autres modèles pour d’autres espèces
Une autre piste pourrait consister à développer la gamme en visant d’autres espèces d’oiseaux. C’est ce à quoi s’attèle Jeremy Loup, dans le cadre de son travail de diplôme. "On pourrait créer une collection tout en liège. Le martinet noir, par exemple, ne trouve plus assez de site de nidification du fait de la rénovation des immeubles. Il a besoin de cavités, et la ville de Genève, comme d’autres, lui pose des nichoirs sous les toits. Mais c’est extrêmement cher, il faut faire venir une grue etc. Je travaille donc sur un support pour balcons, au contact des humains, en profitant de l’isolation phonique et thermique du liège." Quant aux mésanges, qui se nourrissent d’insectes, mais encore de chenilles processionnaires, urticantes et dangereuses pour les animaux de compagnie, elles pourraient se voir proposer un modèle de nichoir de jardin. "On étudiera à la fin de mon diplôme si ces modèles sont viables économiquement. J’évalue aussi les qualités du liège expansé, et d’un éventuel vernis naturel, pour augmenter encore la durée de vie de nos structures."
Etienne Arrivé/AGIR
Plus d’info: Birds&Co.
