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World Food Day et initiative “végane”: un faux air de cohérence
Le 16 octobre, c’est le World Food Day, la Journée mondiale de l’alimentation. Créée par l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), elle rappelle chaque année un droit fondamental, celui de pouvoir se nourrir de manière suffisante et durable, tout en encourageant des systèmes agricoles plus résilients. En Suisse, l’initiative populaire «Pour un approvisionnement alimentaire sûr et indépendant» — souvent appelée “initiative végane” — propose d’inscrire dans la Constitution un approvisionnement sûr et durable en denrées d’origine végétale, un élevage adapté aux ressources locales et un taux d’autosuffisance alimentaire de 70%. Sur le papier, ces objectifs semblent proches de ceux défendus par la FAO. Mais dans la réalité suisse, où plus de deux tiers des surfaces agricoles sont des prairies, une telle orientation aurait au contraire des effets négatifs sur la production nationale et la sécurité alimentaire.
Interview de Michel Darbellay, vice-directeur de l’Union Suisse des Paysans (USP)
Le World Food Day met l’accent sur la sécurité alimentaire et la résilience des systèmes de production. Comment ce message résonne-t-il, concrètement, en Suisse?
Michel Darbellay: Notre pays a une responsabilité envers sa population en lui garantissant un approvisionnement sûr, durable et de proximité. Cette mission figure d'ailleurs dans la Constitution. Le renforcement de la résilience est d'autant plus important au vu des défis que doit affronter l'agriculture, comme les enjeux économiques, le changement climatique mais aussi la lutte contre de nouvelles maladies et ravageurs.
La Suisse produit moins de 50% de ce qu’elle consomme et dépend pour le reste des importations. Est-ce un équilibre satisfaisant pour garantir la sécurité alimentaire du pays?
Le taux d'auto-approvisionnement est l'un des indicateurs et la tendance à la baisse depuis 10 ans nous préoccupe. La pression sur les surfaces agricoles, les fluctuations de rendements mais aussi la population en hausse impactent ce taux. Au-delà du taux d'auto-approvisionnement, il est essentiel de conserver nos parts de marchés via une agriculture diversifiée et répondant aux différents besoins de la population, dans le sens d'une alimentation équilibrée. Il est important de rappeler que ce que l'on se refuse à produire, nous devons l'importer. Il est donc essentiel de conserver et d'utiliser notre capacité productive, tout en respectant nos ressources.
Dans quelques mois, la population votera sur l’initiative dite “végane”, qui affirme vouloir renforcer la sécurité alimentaire en augmentant la production végétale et en réduisant l’élevage. Sur le fond, cette orientation est-elle compatible avec la vision défendue par la FAO à travers le World Food Day?
Non, l'initiative végane représente une nouvelle initiative extrême et veut imposer son régime strict à la population suisse. Pour atteindre l'objectif de 70% d'auto-approvisionnement, il n'y aurait d'autre choix que de renoncer en majeure partie aux produits d'origine animale. Or, le lait, la viande ou les oeufs font partie intégrante d'une alimentation équilibrée. Pour l’agriculture, ces productions se justifient non seulement pour l'approvisionnement en denrées alimentaires, pour l'entretien du territoire, pour la production d'engrais organiques, mais représentent aussi et surtout une base existentielle pour les familles paysannes. Elles contribuent donc significativement à la résilience de notre agriculture.
Les initiants avancent qu’une alimentation plus végétale permettrait de libérer des surfaces et de réduire les émissions. D’un point de vue agricole, cette logique est-elle cohérente avec la réalité suisse?
Nous avons plus de deux tiers de nos surfaces couvertes d'herbages que seuls les ruminants peuvent valoriser. Même en plaine, ces herbages ont leur importance, notamment dans la rotation de cultures. L'agriculture produit ce que le marché demande. Jusqu'ici, nous constatons simplement que les débouchés pour une alimentation plus végétale peinent à décoller. Nous respectons tous les types d'alimentation, mais l'Etat n'a pas à dicter le contenu de nos assiettes et à réduire notre alimentation à un simple apport calorique. L’alimentation, c’est bien plus que cela: c’est aussi les traditions, le goût ou encore le plaisir de savourer et de partager.
L’initiative met l’accent sur les denrées d’origine végétale et sur un élevage adapté aux ressources locales. Cela supposerait de réorienter une partie de la production vers des cultures destinées directement à l’alimentation humaine. Est-ce faisable avec nos conditions climatiques et nos surfaces disponibles, ou cela renforcerait-il notre dépendance aux importations?
L'agriculture suisse s'efforce de produire de manière adaptée à ses conditions locales et la politique agricole en tient compte. Il est possible d'envisager davantage de cultures destinées à l'alimentation humaine mais il faut que les producteurs y trouvent leur compte au niveau économique et que les débouchés soient au rendez-vous. L’initiative veut imposer une alimentation végane et pour la concrétiser, l’Etat n’aura d’autre choix que de restreindre la liberté individuelle. La parade serait le tourisme d’achat qui en sortirait grand gagnant. Est-ce vraiment cela que l’on veut?
Même si la production végétale augmentait, rien ne garantit que les habitudes alimentaires changent. Pensez-vous que les consommateurs suisses sont prêts à manger moins de viande ?
Le régime alimentaire ne s'influence pas par la production, c’est la raison pour laquelle l’initiative ne pourra se limiter à des contraintes au niveau de la production. Mais indépendamment de l’initiative qui doit être rejetée, si les consommateurs mangeaient moins de viande, il faudrait cependant manger mieux, en réduisant le gaspillage alimentaire et en ne se limitant pas qu'aux steaks de boeuf ou aux blancs de poulet. De manière globale, avec l'augmentation de la population et même si la consommation par personne devait baisser, la demande en viande indigène restera forte.
Et si la demande en viande restait stable alors que la production suisse diminuait, est-ce qu’on ne risquerait pas d’augmenter les importations de viande produite à des standards plus faibles?
C'est déjà une réalité que nous constatons. Il faut éviter d’affaiblir nos capacités de production sinon cela conduit simplement à déplacer la production vers l’étranger, dont les standards sont plus faibles.
Enfin, pour renforcer la sécurité alimentaire dans l’esprit du World Food Day, quelles mesures vous semblent les plus efficaces aujourd’hui pour consolider la production suisse ?
Les conditions-cadres sont déterminantes. A commencer par un régime de protection douanière efficace qui se justifie par le contexte de coûts et d'exigences avec lequel l'agriculture suisse doit évoluer. Il s'agit aussi de renforcer l'agriculture productive et durable, via les paiements directs, les améliorations structurelles mais aussi le positionnement sur le marché. Les consommateurs doivent continuer d’adopter le réflexe d’acheter suisse.
Pascale Bieri/AGIR

